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Sybille de Bollardière

En marge 5 - Elle s'appellerait Alice

27 Février 2016, 16:22pm

Publié par Sybille de Bollardiere

En marge 5 - Elle s'appellerait Alice

Toujours en marge de la fiction ces pages retrouvées dans mes carnets, ce que j'aurais aimé dire ou oublier parfois.

Je crève de bitume. Manque d'espace et de ciel, de lumière et de mer. J'aime les départs, l'embarquement.

Éclairage de salle d'opération qui installe l'ombre de ma main sur le papier, silence des plumes. Juste le son des bracelets qui cognent contre la table. Frottement des pages que l'on tourne, trait de bic comme une mise à la ligne. Vibration d'un portable. Je suis venue avec mes objets, leur histoire muette.

Après ma journée, une fiction comme en repos de soi.

Parle-moi de l'hiver, de labour du sang jaune des sillons après les pluies et je te donnerai des mots de tous les jours, des mots de rien, des mots du quotidien, même pas d'amour. Petits commerces : Tonnelier, sabotier c'était autrefois. J'habite en lisière d'un autre temps mais tout rentre dans l'ordre, les vérités banales attendent en coulisse. Je me suis exilée chez moi au cœur de l'hiver.

Antichambre du roman. Confession d'une fille : La torture de la vieillesse, un rapt des souvenirs en pleine vie. La mère qui me reste n'est pas celle que j'ai aimé.

Ma mère ruminant sa Bretagne comme un poison lent et putride.

La vieillesse, le brouet noir des jours amers.

Nous avons toujours aimé ensemble. Plus tard en aimant je la découvrais, la suivais à la trace.

Le soir la nostalgie fond sur elle comme un vol d'étourneaux.

Nos luttes, nos passions, nos cœurs, nos chagrins, nos injustices. L'indicible. J'ai tellement voulu la venger de ce que les hommes lui avaient fait subir : leurs mensonges, leurs trahisons. J'ai toujours détesté cette façon qu'elle avait d'aimer leur lâcheté, leur veulerie, leur faiblesse. Elle leur pardonnait tout et quand elle n'aimait plus faisait semblant d'ignorer, lâche elle-même après avoir tout supporté. Elle avait une telle image médiocre d'elle-même.

Je n'ai jamais su aimer parce qu'elle aimait trop et que l'amour qu'elle me donnait en exemple me faisait peur.

Je la voulais pour moi toute seule, imaginais qu'elle m'aimerait plus si elle n'avait pas à supporter mes frères et mon père. J'ai sinistrement gagné la partie.

Elle pouvait aussi se mettre à ma place, endosser mes fautes (l'avortement) me trouver un amant ( P. ) Jouer l'intermédiaire ( M.) la complice (Tous les autres).

Elle n'a jamais vraiment été ma mère, elle était ma boîte aux lettres, une femme à la fois courageuse et frivole, inconsciente, indifférente. Elle sait presque tout de moi, tout ce que je ne pourrai pas écrire ni jamais évoquer.

Elle m'avait confiée à sa mère, plus tard, avant de mourir, sa mère me l'a rendue : «Occupe toi de ta mère ».

Elle a toujours été imprévoyante. N'avoir plus qu'une fille pour vieillir fait partie de ses incohérences et puis j'ai toujours été sa mère... Elle me l'a si souvent dit...

Je suis toujours restée près d'elle en raison du sentiment très fort d'un avant qui avait été heureux. J'ai dû être bien avec elle avant de naître, j'en ai le souvenir charnel, ce goût de l'eau, de l'humide, l'intimité des corps. Je suis née très en retard, peu pressée de la quitter.

Notre intimité charnelle s'est arrêtée là un beau jour de juin dans cette maison de meulière, au premier étage. Je n'ai pas plus de souvenir de l'avoir embrassée que d'elle me tenant dans ses bras et pourtant, ma vie a commencé entre ses jambes.

Elle a toujours aimé le mensonge, l'a parfois élevé au niveau d'un art de vivre. Encore aujourd'hui la vérité l'agace, trop primaire...

La séduire, lui plaire, oui j'ai longtemps essayé en vain. Ma maladresse était épouvantable, mythomane, dyslexique je me faisais honte devant elle et puis un jour j'ai écrit et elle m'a regardée.

Ce que j'ai aimé : ses mains, ses ongles rubis, se cheveux noirs, ses boucles d'oreilles volumineuses, ses gourmettes, sa montre au bracelet de cuir blanc l'été. Les volutes de sa cigarette, sa liberté.

Ce que je déteste : sa grosseur, sa vieillesse, son désastre intime.

On s'est mutuellement envahies.

Elle m'a offert ma liberté. Curieusement elle en avait besoin pour elle-même.

Je l'ai regardé aimer et elle m'a regardé pousser comme une plante sauvage.

Ma liberté voulait dire solitude, parfois absence de repères et de valeurs. J'ai eu besoin de me briser pour sentir mes limites.

L'une et l'autre libres de rire de tout, libres d'aimer et de tout recommencer.

Il n'y a jamais eu de frontières entre nous. Elle m'offrait sa maternité - mes frères étaient mes enfants – vampirisait la mienne mais aussi les amants, les amis.

Elle avait deux frères, deux oncles et moi aussi je ne considérais comme mien que ce qui venait d'elle.

Ses confidences. Je ne les ai jamais souhaitées, je les recevais comme un mal inévitable, imaginant que je pourrai la protéger plus efficacement en connaissant les menaces qui planaient sur elle.

Je me disais : Plus tard ma vie sera différente, ma vie à moi et je pensais « loin d'elle » mais je n'ai jamais pu.

A propos d'un lieu nouveau je me demande toujours à combien il est situé de la mer et en disant cela c'est à elle que je pense. A quelle distance d'elle ? De mon passé ? La bonne distance...

J'écris sous son contrôle un roman, une sorte d'épitaphe par anticipation comme si je voulais m'en tenir à notre réalité. La vérité qu'elle n'aimait pas mais qui nous suffit maintenant qu'elle a dépassé la fiction depuis longtemps.

Un cadavre entre nous, oui, plusieurs et pourrai-je jamais en parler ? Le pire est celui qu'elle laisse au fond de moi et que j'emporte partout.

Ce que je lui dois et que j'énumère : les livres Dante, Tomaso di Lampedusa, Proust, Montherlant, Gide, Sagan et ceux que je n'ai pas réussi à vraiment aimer : Michel Déon, Jean d'Ormesson. Mais surtout Wagner. Je lui dois la musique, Schumann, Mozart, Ravel, Poulenc c'est aussi ma musique.

Elle ne craint personne et n'a peur de rien tout en redoutant le « qu'en dira-t-on » Parfois je me dis qu'elle affronterait même l'enfer. De toute façon elle ne se pardonne pas.