Qu'est ce que je fais là ? Saint Philippe du Roule, 13 heures
Saint Philippe du Roule. Photo anonyme sur le Web
Dernier jour d’août. Qu’est ce que je fais là ?
Assise sur ces marches où l’été s’attarde pour nous donner l’illusion qu’il peut recommencer, j’écris sur mes genoux au soleil de Paris devant L’Eglise Saint Philippe du Roule. A midi, Paris le huitième se restaure comme il peut, à même le sol pour les jeunes cadres moyens. Ca sent le melon, la salade à la Féta, la carbonara tiède en boite carton, le sandwich élaboré dans un pain compliqué de graines et le jus de fruit parfumé. Tout le monde est « jeune » ici, même ceux qui le sont moins. Assis côte à côte, dos au culte et face au soleil, « tout le monde » s’occupe en mâchouillant : SMS et Messenger sur fond d’huile d’olive pression à froid. Certains mâchouillent de concert : deux collègues de bureau parlent de « mon ex » (vaste sujet, le « mon » dit tant de regrets inavoués) plus loin ce sont deux amoureux d’un été ou d’un stage qui s’offrent une arrière saison.
Personne ne se préoccupe de l’unique visiteur de l’église qui s’agite comme un forcené sur la porte d’entrée avec un trousseau de clefs digne d’un maton de la Santé, ni des pigeons roumains oubliés par la dernière rafle. Le 83 s’arrête et repart, délesté de quelques cols blancs. Au loin, de l’autre côté de la place c’est le 80 qui ronfle avant de prendre l’avenue sous les arbres – je ne connais qu’elle mais j’ai oublié son nom. Plus près encore, c’est le 52 désarticulé avec ses deux voitures et son accordéon central qui se tortille en descendant le Faubourg. Silence bref et intense sur les marches, toutes les places sont prises et moi aussi je ne bougerai pas. Quelques passants regardent avec convoitise cette pieuse assemblée de mâchouilleurs dont je suis. Et alors ? Paris n’offre plus que ses trottoirs, tout le reste est payant ! Ici sur les marches on domine, on s'isole en vue de tous, la grille nous protège.
On est loin de la banlieue, les pauvres sont "du quartier" mais ce n'est pas encore l’heure des pauvres. Ils viennent plus tard ou plus tôt avec leurs ballots et sans portable.
Qu’est ce que je fais là ? Je me chauffe au soleil parce que le fond de l’air est frais, j’ai une heure à perdre et s’il y a longtemps que je n’aime plus cette ville, aujourd’hui, bordée de droite et de gauche, je me sens bien. Ciel bleu intense pour ce peuple de « jeunes » qui sillonnent les trottoirs. Ni vieux, ni poussette, ni enfants. Ici le mâle est longiligne, en costard sans cravate, cheveux coupés avec recherche et barbe d’une semaine, la femelle est plutôt fine et que ce soit sur sandales ou escarpins, elle est perchée, balancée, dorée dans ce noir, blanc, beige ou gris qui fait d’elle une parisienne. La colonne Morris affiche « Ces amours là » de Claude Lelouch. Un 93 vient de passer, puis un 52 et les marronniers de la place sont cuits à point, les feuilles prêtes à tomber. Ce sont des arbres que l’on devrait interdire à Paris. C’est tellement démoralisant les marronniers, ils commencent leur automne fin juillet.
Il faudra bien que cela finisse. Je veux dire ces instants au soleil sur les marches de pierre, mon cahier de cuir rose n° 67, mon stylo. Idéalement je devrai renoncer à travailler et rester là seulement parce que je commence à me sentir chez moi, comme avant, quand je suivais cette ville à l’odeur, les mains dans les poches et les yeux fermés.