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Sybille de Bollardière
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L'amour des hommes

22 Octobre 2021, 08:24am

Publié par Sybille de Bollardiere

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La photo :  Jean sur la plage de notre enfance dans les années 60

L'amour des hommes

(déjà publié sur le blog en mars 2015)

Ils marchent côte à côte sur une plage qui n’en finit pas de jaunir dans les albums. La mer est basse, ils descendent vers l’eau d’un même pas lent pour surveiller les enfants pendant les heures de bain. Elle tient à la main les serviettes-éponges ou les bouées et lui son éternel mégot de cigarette qu’il finit jusqu’à s’en brûler les doigts.  Elle porte des robes de lin bleu-pâle, des ensembles jaune vif de chez Rodier et parfois quand il fait chaud, un maillot noir à ramages dorés. Lui ne quitte pas ses pantalons blancs qu’il roule à la cheville pour pouvoir goûter la mer, de toute manière beaucoup trop froide pour lui. Ses maillots de bain il les garde pour d’autres destinations, des lieux exotiques qui traversent les conversations familiales comme des météores qu’on évite de commenter. Sitgès et Hammamet sont des soleils lointains dont il cache le bronzage sous sa chemise pour venir en Bretagne la retrouver. Il l’aime et ça se voit. Ils passent des heures ensemble, calmes, secrets et beaux. Oui beaux tous les deux. Elle et lui, la cinquantaine, grands et minces, bruns de peau et de cheveux avec le même front silencieux, la même voix sourde et ce regard d’enfants qui ont appris à découvrir la vie côte à côte.

Ils s’aimaient, c’était limpide comme ces jours d’été des années 55-56 quand il venait rejoindre pour une semaine rarement plus, cette sœur qui lui manquait. Aussi limpide que ma volonté d’enfant de les marier pour qu’il ne soit plus seul.

« On n’épouse pas son frère et ta grand-mère a déjà un mari ! »

C’est peut-être pour cette raison qu’il est resté célibataire, enfin c’est ce que je me suis donné comme explication ces années-là tout en continuant à admirer cet oncle solitaire et voyageur qui n’allait pas à l’église. Dans la famille on disait de lui : c’est un « Gidien » et même plus âgée, je continuais de m’étonner du caractère implacable de ce syndrome littéraire.

Un été « L’Oncle » est venu « accompagné ». Il a débarqué sur la plage avec un ami brun lui aussi, mais volubile et agité, étrennant l’usage du mini slip de bain et des crèmes solaires pour hommes sur cette grève bretonne où les mères de famille tricotent sur leurs pliants à l’abri de tentes rayées.

Bernard était chaleureux, prévenant, attentif et bronzé. On se plut tout de suite. Souriant et tendre, il prenait soin de moi, me mettait de la crème sur mes coups de soleil, rinçait mes cheveux après la plage et tout le monde paraissait l’apprécier. A quatre ou cinq ans, il ne m’en fallait pas plus pour être persuadée d’avoir enfin trouvé la solution pour L’Oncle. Oui, mon idée était excellente, il fallait que je l’annonce. « Puisque L’Oncle n’a pas de femme, il pourrait peut-être épouser Bernard ? Je l’appellerai tante Bernard…»

On a dû rire sur la plage mais je ne m’en souviens plus. L’Oncle est resté officiellement seul mais je l’ai souvent revu avec Bernard. Ils m’emmenaient en vacances dans le midi. Saint-Tropez, la plage de Pampelonne, mon tee-shirt de chez Choses et mon premier deux pièces, les glaces chez Sennequier, c’est à Bernard que je les dois. L’Oncle avait ses habitudes chez nous le jeudi pour le dîner. Il venait surtout pour ma mère qui le considérait comme son père, nous distribuait des sucettes Pierrot Gourmand et partait de bonne heure avec son éternel mégot vissé au coin des lèvres, soulagé d’échapper aux discussions politiques et au vacarme familial.

Printemps 76. L’Oncle toujours là qui vieillit, malade et proche de sa sœur si semblable à lui dans cette cour de ferme où il est venu la rejoindre. Il tousse et fume ses mégots dans la fournaise de juin et puis c’est le mois d’août, la canicule. Enceinte je ne peux pas partir en vacances alors je vais le voir à l’hôpital. Clamart derrière les persiennes. Je m’assieds à côté de lui, nous ne parlons pas. Il est allongé nu sur les draps avec un simple slip jaune. Il est toujours beau, je le vois dans les yeux des infirmières qui viennent lui passer un gant de toilette pour le rafraîchir. Dans la pénombre de la chambre, sa peau lisse et bronzée, ses jambes immenses. Il a toujours ce front haut et silencieux. Il me plaint de mon état et me dit qu’il ne souffre pas. On attend ensemble quelque chose qui ne vient pas assez vite. La pluie, l’orage, l’enfant, la mort.

C’est après que j’ai découvert sa maison, Dar Chems à Hammamet où j’ai écrit mon premier recueil de poèmes « Alizarine ». Après aussi, que j’ai connu ses amis qui m’ont parlé de lui. Badi et Kadija, Karim, Chadli. « Le Gidien » nous a laissé un pays : la Tunisie, des couleurs et une famille Alain, Jean-Claude… Et de ce genre de famille on a toujours besoin.

Jean, le plus jeune de mes frères aimait les garçons, la liberté, la peinture, le soleil, Ibiza, les illusions et je l’aimais, moi. A propos de lui on ne disait plus le « Gidien » mais simplement le pédé, la tarlouze et Le Frère, il en a bavé. Ce n’était pas facile d’être homo dans les années 70-80, pas facile d’avoir du talent quand on manque d’amour, pas facile avec Le Père, l’héroïne, la peinture et enfin le sida. Un jour il a déchiré ses toiles et s’est installé chez moi. C’était la Bretagne, l’automne, la pluie, le froid. Ce qu’il avait fui toute sa vie. Lui la tarlouze, le pédé, mon petit frère, est mort sans sa famille à lui, celle qu’il n’a pas eu le temps de se trouver. Alors j’ai vraiment décidé de ne plus cesser d’écrire. Je suis devenue Henri, un pédé moi aussi dans mon premier roman et ça m’a fait du bien. Quand le livre est paru mon fils aîné m’a dit : « Merci pour le cadeau…».

Au nom de L’Oncle, du Frère et du Fils… Et de ce qu’ils ont en commun : les mains, le regard, un sourire en biais qui retient le cœur pour ne pas sombrer trop vite. Le goût des corps et de la beauté, le soleil, l’amour et  l’amitié et, ce dont ils se seraient bien passés, le courage et la solitude. Le fils est là, jamais loin et au pire, nous échangeons nos silences à portée de plume ou de dessin mais c’est à lui d’écrire sa vie. Quand il faut, je bats le pavé à ses côtés, je pétitionne, je coagule ivre de rage quand on menace ses libertés, ses droits. De L’Oncle et du Frère, il reste quelques photos jaunies, un rond de serviette en argent, un peu de couleur sur une toile et tous les chemins à prendre en pensant à eux. J’écris à plein temps maintenant. Des histoires d’hommes et de femmes à aimer et plus encore à comprendre, à suivre. Ils m’ont laissé le goût des hommes mais aussi de la différence, de l’ailleurs et de cet autre humain qui n’est ni à prendre, ni à séduire mais à aimer tout simplement. La solitude est sans frontière, elle vous rapproche de tout, surtout ici où la vallée entière est un écrin pour ceux qu’on aime, un refuge pour ceux qu’on ne connaît pas encore. Familles imaginaires ou réelles que l’on entraîne sous les arbres pour les regarder jouer toutes générations confondues. Ça fait du bien et répare des enfances à oublier. Ici, chez moi, la maison c’est « Oucé ki ya les pédés » comme on a dit dans le village.

Plus tard, il faudra que je me souvienne de cette fenêtre ouverte sur la vallée, des heures mauves accrochées aux arbres quand nous cessons de parler pour écouter la saison à venir. Il faudra que je me souvienne des nuits traversées dans le jardin avec Henri, David, Olivier, Catherine, et tous ceux qui ne sont pas encore venus et nous accompagnent en pensée quand la forêt s’ouvre sous le poids de nos pas.

Sybille de B. avril 2014

Extrait du recueil collectif "les Lucioles" publié en juin 2014 Coordonné par Olivier Steiner et illustré par Olivier Millerioux. Sur une idée de Jérémy Patinier. Le livre comprend les textes de cinquante auteurs dont : Nina Bouraoui, Clément Bénech, Nicolas Boualami, Philippe Besson, Julien Cendres, Sarah Chiche, Camille Laurens, Charles Dantzig, Abdellah Taïa, Laurence Tardieu, Philippe Mezescaze, Franck-Olivier Lafferrère, Eric Neyrinck,  etc. Pour acheter le livre : 

http://www.desailessuruntracteur.com 

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Dans les forêts de Sibérie et autres solitudes...

17 Octobre 2021, 12:30pm

Publié par Sybille de Bollardiere

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Cabane au bord du Baïkal par Kamil Otocki (Google Earth)

Dimanche 16 octobre 2011

Premières vraies gelées ce matin. Le soleil envahit ma chambre. Silence total et bonheur de lecture avec "Dans les forêts de Sibérie" de Sylvain Tesson. Ma part ermite se réjouit à chaque page, confortée. Oui, la solitude ne nous veut que du bien, elle nous façonne à la mesure du paysage qu’elle a pour cadre. Le livre de Sylvain Tesson est le récit d’un voyage immobile dont je dirai simplement qu’il nous renvoie à nous-mêmes. Pour moi c'est un livre important, émouvant par ce corps à corps entre l'immensité de la taïga et l'infiniment petit d'une vie. Six mois consignés jour après jour, répartis en six chapitres de février à juillet... Il est question de neige, de vent, du hurlement des glaces, du bois à couper et du temps, mesuré, écoulé.

     Le temps, voilà ce qu’il nous reste à conquérir, ce que je m’attache à récupérer, à dénicher ici dans cette vallée cernée de forêts. Un temps perdu pour d’autres et utilisable pour moi seule. Il m’arrive de redouter toute occupation prévue loin d’ici ou tout simplement des courses à faire, synonyme de gâchis de temps.

     Ecrire c’est cela, amasser du temps comme on fait des tas de bois pour l’hiver, le regarder passer, vibrer, le faire couler entre ses doigts au fil des mots. Parfois je crois qu’il devient important de se débarrasser de l’idée même de roman, de fiction. Dans les forêts de Sibérie me le confirme, l’histoire n’a pas d’importance, c’est du temps suspendu. L’émotion véritable vient de ce temps sur lequel nous n’avons aucun pouvoir, ce temps immense, vertigineux, qui se dérobe sous nos pas. Elle vient aussi de tous les vrais sujets que l’on retourne sans cesse en marge du roman.

 

     De quoi parle-t-on si l’on n’écrit pas sur le temps, l’espace, l’ennui, la solitude, la peur, le froid, l’eau, l’amour, la peine, la forêt, le silence… Sur ce qui passe, défile et égrène le temps que nous ne pouvons retenir : étoiles, nuages, vagues, saisons, oiseaux, une trace sur la neige comme une voile à l’horizon…

     L’isolement volontaire, c’est parfois vouloir du bien aux autres, je pense aussi que c’est la seule façon de venir à bout de soi, de se résumer à un matériau que l’on travaille indéfiniment. Le silence et marcher font partie de cette œuvre au noir nécessaire, je pense à ces noms de lieu, perles de prière pour le marcheur. Dans les forêts de Sibérie, les perles restent en bouche pour le plaisir : Pokoïniki, Zavarotnoe, Ielochine, Ouchkany… Et puis parce que la solitude en croisent parfois d’autres, même si elles ne se désignent pas comme telles : Volodia, Sania, Igor…

Sylvain Tesson écrit avec humour : La Solitude : ce que les autres perdent à n’être pas auprès de celui qui l’éprouve…

    C'est surtout une belle histoire d’amour, beaucoup plus exigeante encore que toutes les autres, elle vous affute comme un crayon.

 

 

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 Le Baïkal en hiver par Wal+ (Google Earth)

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