L'Orange de Mars
Samedi 31 mai 2003, 0 heures 15
Quand le temps nous éloigne au point que j'en perds la notion, ce n'est pas tant des images que je revois, mais plutôt des mots, des absents, ceux que je n'ai pas prononcés et qui peut-être font défaut. Plus que de retenir les instants partagés qui s'enfuient déjà sans prendre date, c'est à ces mots que je me retiens. Telle une noyée prise dans le courant d'une rivière en crue sous l'oeil noir du ciel, je murmure ces mots comme une gorgée d'eau pure.
C'est l'instant du miroir, étrange face à face avec ce double qui ne s'y reconnait pas, portrait en noir et blanc de ce qui fût, un temps, habillé de couleur par touches successives comme on peint un tableau pour donner sa vie à la réalité. L'absent d'aujourd'hui était le peintre d'hier.
J'entends sa voix sous les arbres, paroles de chanson sur la mélodie des merles quand le soir ferme les grilles d'été du palais endormi. Comme on dédouble la laine pour allonger l'ouvrage, j'effleure des mots anciens pour recomposer le paysage où la nuit de mai est venue s'étendre à nos pieds. Déjà mon silence était à l'oeuvre dans la précipitation des pas.
Ce soir, dans la chaleur de cette dernière nuit de mai, ce sont mes mots absents que je reconnais, ceux que je glissais des yeux entre deux respirations, sur un détail, un foulard, le plissé léger du regard, cette quête imprononçable qu'on lit parfois sans l'entendre en soi-même.
A l'aube de juin je reconnaitrai peut-être dans les allées de ces jardins emmurés, mon ombre sur un banc ou de dos, l'épaule de cuir et, plus loin sous les arbres, les volutes de fumée d'une craven à bout filtre.
Tout avait commencé par une orange de mars. (à suivre)