En marge 6 - Le Svalbard
Auteure. Romans, récits, poèmes. Atelier d'écriture, photos.
Toujours en marge de la fiction ces pages retrouvées dans mes carnets, ce que j'aurais aimé dire ou oublier parfois.
Je crève de bitume. Manque d'espace et de ciel, de lumière et de mer. J'aime les départs, l'embarquement.
Éclairage de salle d'opération qui installe l'ombre de ma main sur le papier, silence des plumes. Juste le son des bracelets qui cognent contre la table. Frottement des pages que l'on tourne, trait de bic comme une mise à la ligne. Vibration d'un portable. Je suis venue avec mes objets, leur histoire muette.
Après ma journée, une fiction comme en repos de soi.
Parle-moi de l'hiver, de labour du sang jaune des sillons après les pluies et je te donnerai des mots de tous les jours, des mots de rien, des mots du quotidien, même pas d'amour. Petits commerces : Tonnelier, sabotier c'était autrefois. J'habite en lisière d'un autre temps mais tout rentre dans l'ordre, les vérités banales attendent en coulisse. Je me suis exilée chez moi au cœur de l'hiver.
Antichambre du roman. Confession d'une fille : La torture de la vieillesse, un rapt des souvenirs en pleine vie. La mère qui me reste n'est pas celle que j'ai aimé.
Ma mère ruminant sa Bretagne comme un poison lent et putride.
La vieillesse, le brouet noir des jours amers.
Nous avons toujours aimé ensemble. Plus tard en aimant je la découvrais, la suivais à la trace.
Le soir la nostalgie fond sur elle comme un vol d'étourneaux.
Nos luttes, nos passions, nos cœurs, nos chagrins, nos injustices. L'indicible. J'ai tellement voulu la venger de ce que les hommes lui avaient fait subir : leurs mensonges, leurs trahisons. J'ai toujours détesté cette façon qu'elle avait d'aimer leur lâcheté, leur veulerie, leur faiblesse. Elle leur pardonnait tout et quand elle n'aimait plus faisait semblant d'ignorer, lâche elle-même après avoir tout supporté. Elle avait une telle image médiocre d'elle-même.
Je n'ai jamais su aimer parce qu'elle aimait trop et que l'amour qu'elle me donnait en exemple me faisait peur.
Je la voulais pour moi toute seule, imaginais qu'elle m'aimerait plus si elle n'avait pas à supporter mes frères et mon père. J'ai sinistrement gagné la partie.
Elle pouvait aussi se mettre à ma place, endosser mes fautes (l'avortement) me trouver un amant ( P. ) Jouer l'intermédiaire ( M.) la complice (Tous les autres).
Elle n'a jamais vraiment été ma mère, elle était ma boîte aux lettres, une femme à la fois courageuse et frivole, inconsciente, indifférente. Elle sait presque tout de moi, tout ce que je ne pourrai pas écrire ni jamais évoquer.
Elle m'avait confiée à sa mère, plus tard, avant de mourir, sa mère me l'a rendue : «Occupe toi de ta mère ».
Elle a toujours été imprévoyante. N'avoir plus qu'une fille pour vieillir fait partie de ses incohérences et puis j'ai toujours été sa mère... Elle me l'a si souvent dit...
Je suis toujours restée près d'elle en raison du sentiment très fort d'un avant qui avait été heureux. J'ai dû être bien avec elle avant de naître, j'en ai le souvenir charnel, ce goût de l'eau, de l'humide, l'intimité des corps. Je suis née très en retard, peu pressée de la quitter.
Notre intimité charnelle s'est arrêtée là un beau jour de juin dans cette maison de meulière, au premier étage. Je n'ai pas plus de souvenir de l'avoir embrassée que d'elle me tenant dans ses bras et pourtant, ma vie a commencé entre ses jambes.
Elle a toujours aimé le mensonge, l'a parfois élevé au niveau d'un art de vivre. Encore aujourd'hui la vérité l'agace, trop primaire...
La séduire, lui plaire, oui j'ai longtemps essayé en vain. Ma maladresse était épouvantable, mythomane, dyslexique je me faisais honte devant elle et puis un jour j'ai écrit et elle m'a regardée.
Ce que j'ai aimé : ses mains, ses ongles rubis, se cheveux noirs, ses boucles d'oreilles volumineuses, ses gourmettes, sa montre au bracelet de cuir blanc l'été. Les volutes de sa cigarette, sa liberté.
Ce que je déteste : sa grosseur, sa vieillesse, son désastre intime.
On s'est mutuellement envahies.
Elle m'a offert ma liberté. Curieusement elle en avait besoin pour elle-même.
Je l'ai regardé aimer et elle m'a regardé pousser comme une plante sauvage.
Ma liberté voulait dire solitude, parfois absence de repères et de valeurs. J'ai eu besoin de me briser pour sentir mes limites.
L'une et l'autre libres de rire de tout, libres d'aimer et de tout recommencer.
Il n'y a jamais eu de frontières entre nous. Elle m'offrait sa maternité - mes frères étaient mes enfants – vampirisait la mienne mais aussi les amants, les amis.
Elle avait deux frères, deux oncles et moi aussi je ne considérais comme mien que ce qui venait d'elle.
Ses confidences. Je ne les ai jamais souhaitées, je les recevais comme un mal inévitable, imaginant que je pourrai la protéger plus efficacement en connaissant les menaces qui planaient sur elle.
Je me disais : Plus tard ma vie sera différente, ma vie à moi et je pensais « loin d'elle » mais je n'ai jamais pu.
A propos d'un lieu nouveau je me demande toujours à combien il est situé de la mer et en disant cela c'est à elle que je pense. A quelle distance d'elle ? De mon passé ? La bonne distance...
J'écris sous son contrôle un roman, une sorte d'épitaphe par anticipation comme si je voulais m'en tenir à notre réalité. La vérité qu'elle n'aimait pas mais qui nous suffit maintenant qu'elle a dépassé la fiction depuis longtemps.
Un cadavre entre nous, oui, plusieurs et pourrai-je jamais en parler ? Le pire est celui qu'elle laisse au fond de moi et que j'emporte partout.
Ce que je lui dois et que j'énumère : les livres Dante, Tomaso di Lampedusa, Proust, Montherlant, Gide, Sagan et ceux que je n'ai pas réussi à vraiment aimer : Michel Déon, Jean d'Ormesson. Mais surtout Wagner. Je lui dois la musique, Schumann, Mozart, Ravel, Poulenc c'est aussi ma musique.
Elle ne craint personne et n'a peur de rien tout en redoutant le « qu'en dira-t-on » Parfois je me dis qu'elle affronterait même l'enfer. De toute façon elle ne se pardonne pas.
Les petits carnets, suite
L'imposture. Titres: Une vie ou deux. Une vie ou l'autre. Les mauvais sentiments. O Trieste. L'amour en Zone inondable.
Je suis Irène.
La mère et la fille, mêmes erreurs amoureuses, mêmes fascinations.
Je suis une réfugiée affective. Avec Miguel je suis un home, un moi brut qui se réveille, révèle.
Mon identité sera la fuite. J'ai vu Trieste comme un cul de sac. Venise de passage, Venise en transit.
J'aime ces villes qu'une rivière éventre et draîne jusqu'à la mer. Des villes comme des lèvres ouvertes sur le ciel des collines.
Dans la rue.
Petites fesses serrées sous l’imprimé de la robe, mollets droits flottants dans la jambe de cuir. Un parapluie comme un parapluie. Et toujours ce second qui casse l'élégance du premier et dénonce la femme qui travaille.
Souvenirs d'Irène
Elle faisait du thé à la femme de ménage et passait la paille de fer sur les planchers elle-même. «C'est mauvais pour vos intérieurs» disait-elle en refusant que nous prenions sa place.
Elle disait «la galette» pour évoquer la fortune, l'argent.
Les «étrangers». Il y avait une pièce pour ça au rez de chaussée, froide, sombre et impersonnelle. Nous n'y entrions que pour les recevoir.
Dans notre vie j'évitais de l'appeler Maman. Pour une obscure raison je me suis toujours sentie sa sœur plus que sa fille.
Les hommes, les règles. C'est le corps qui choisit d'accepter ou non. Mon corps acceptait un point c'est tout. Mon avenir c'est une maison et des hommes. Pas d'enfants. Un atelier. Un jardin.
à suivre
La suite du petit carnet (couverture léopard, facile à glisser dans sa poche). Souvent c'est Irène qui parle.
La meulière. Les maisons de la rue Dufétel représentaient pour moi la famille. Façade sur rue. La famille idéale. On n'avait pas toujours habité là.
Du plus loin que je me souvienne j'ai toujours cherché à identifier les contours d'une enfance perdue. Ma terre d'esprit, le territoire de mon identité profonde. Celle qui me donnerait un jour mon véritable nom. Un temps cette terre s’appela le Ferghana...
Sa façon de feuilleter son journal par la fin, de lire à l'envers donc de ne pas lire.
Commencer mon récit par la boîte à couture, la décrire. La main que l'on retient, le contenu, Irène/moi se souvient d'avoir joué avec. TOUT DIRE, TOUT DONNER, NE PAS SE PROTEGER.
Je vais la revoir et tout s'éclaire. Ce n'est pas tant les révélations que j'attends que le lien avec le passé. Elle est ce lien.
Maintenant je sais, j'admets que je l’ai laissée entrer dans ma vie. Par négligence je lui ai abandonné le terrain. L'appartement et plus tard Samuel. Mais aussi ma chambre d'enfant qui lui servait d'atelier, mes tenues, mes cheveux qu'elle faisait couper – je pleurais, blessée. Et maintenant je l'attends. Il me semble que tout Trieste attend Alice avec moi. Elle vient prendre posséssion de mon présent.
Mon identité c'est le vent, l'orient, une odeur. Pour d'autres ce sera la couleur. J'aime vivre dans mes souvenirs, cette béance où je me vautre parfois.
Non pas la beauté mais le sublime. Les larmes. L'abandon de soi consenti. Abel m'a coupé de moi-même, de mon histoire. Ce n'est pas une libération c'est une naissance. Une rupture du cordon ombilical. La précision inouï de l'acte sexuel, de l'orgasme, son amplification physique et mentale. Le sublime n'est pas discutable, contrairement à la beauté il transcende tout. Ne pas se relire.
à suivre