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Sybille de Bollardière

Le retour de Yoshka, Dumas père, Eugène Sue et un match de curling...

20 Février 2010, 22:23pm

Publié par Sybille de Bollardiere


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C’était une mauvaise journée, j’ai fui et roulé vers l’ouest longtemps, cherchant des yeux la trace d’une rivière dans le repli d’un vallon, d'un arbre ou plutôt « l’arbre », celui qui vous guette à l’angle d’un talus, dans ces friches de hautes herbes que dévore la lèpre des banlieues. Encerclée de barbelées, cernée de ponts, « bétonnée des rives », la rivière s’échappait dans les bleus du soir quand enfin, j’ai compris, que je ne l’aimerais que de loin.


De loin, comme ces amours que l’on croit pouvoir s’offrir d’une prouesse de stylo et qui de page en page vous laissent la plèvre haletante, sur le bord du chemin. J’en étais là, sur la route du retour ,quand je sentis une présence s’installer dans ma voiture.

- Alors, quoi de neuf ?


C’était Yoshka. Une fraction de seconde j’ai fermé les yeux pour les rouvrir juste avant une série de virages. Que c’était bon d’entendre sa voix, de sentir la fumée de sa Rothman et de savoir que, si j’étendais la main ,il disparaîtrait tout naturellement comme un personnage délicat et complaisant.


- Pas bavarde ! Bon c’est très bien… En fait j’avais juste envie de te lire un texte d’ Alexandre Dumas, tu sais, à propos d’Eugène Sue… Tu permets ?


Yoshka disparaissait et plus de trois mois après la fin d’un roman il refaisait son entrée avec Dumas et Eugène Sue, rien que cela ! Je n’avais toujours pas prononcé un mot mais j’étais heureuse, béatement heureuse ! Après avoir constaté dans le rétroviseur que Yoshka était toujours là et qu’il avait plutôt bonne mine, je lui proposai de me lire Dumas, au coin du feu, avec une bonne bouteille. Il s’enquit de ma santé et déplora la fin « en queue de poisson » que j’avais choisie pour « L’Amour en Zone Inondable » Je rétorquai :


- De toute manière je le mets de côté pour l’instant.

- Qu’est ce que tu attends ?

- Je veux le réécrire complètement… je ne sais pas… On verra plus tard...


Nous étions arrivés. Yoshka sortit de la voiture et prit un livre qu’il avait posé sur la banquette arrière.

- Bon, récapitulons : On va chez toi, je reprends tout en main mais, pour ce soir : vacances, tu a l’air épuisée. Je m’occupe de tout : tu prépares le dîner et je te fais la lecture.

- Bien sûr Yoshka ! Comme d’habitude.


Après le dîner il s’installa dans le canapé du salon et prit sa voix grave, un peu insistante sur les finales. Cela collait parfaitement avec la description que Dumas fait d’Eugène Sue, lequel est présenté comme un homme charmant, plein de douceur et très éloigné du Marquis de Sade auquel il aurait aimé ressembler. Yoshka choisit ce soir là de me lire l’éducation sentimentale du jeune Sue.


- Tu m’écoutes ?

- Oui vas-y, je m’installe et je ne bouge plus.


 « Le même soir, les deux auteurs avaient d'une façon inattaquable leurs entrées dans les coulisses.
Mademoiselle Florival ne se montra pas plus sévère que l'administration, et donna aux deux auteurs leurs entrées chez elle. Ils en profitèrent conjointement et sans jalousie aucune.
Sous ce rapport, Eugène Sue avait des idées de communisme innées. Vers le mois de juin 1825, Damon et Pythias se séparèrent »


Yoshka fit une pause avant de reprendre :

 « Son cœur, usé, brisé, desséché par les amours parisiennes, retrouva une certaine fraîcheur ; là, l’homme qui, depuis dix ans, n’aimait plus, aima de nouveau. Ce fut toute une idylle dans sa vie. Au milieu de cette existence devenue un désert, surgit tout à coup une source d’eau vive ; puis un ruisseau au doux murmure traça son lit au milieu des sables arides, et, aux bords de ce ruisseau, poussèrent toutes les fleurs de la jeunesse et de l’innocence, les bluets et les boutons d’or, les pâquerettes et les myosotis.

C’était une jeune fille du peuple, petite, brune, modeste ; elle était brunisseuse de son état, et était entrée chez Eugène Sue pour avoir soin de l’argenterie, qui était une des passions de notre pauvre ami. Comment s’appelait-elle ? Je n’en sais rien ; lui l’appelait Fleur-de-Marie.


Jamais elle n’essaya de sortir de l’humble position qu’elle occupait ; jamais Eugène Sue n’essaya de la produire. On rencontrait la douce et belle enfant dans les corridors, dans les antichambres, dans les vestibules ; elle glissait et disparaissait comme une ombre ; mais jamais on ne la vit ni dans la salle à manger, ni dans le salon.


Ces deux ans passés entre cette jeune fille et ses lévriers furent peut-être les deux plus douces, les deux plus limpides, les deux plus sereines années de la vie d’Eugène Sue. Hélas ! Les jours de la tempête allaient venir. Dieu, qui voulait sans doute éprouver le poète, lui enleva celle qui, partout, en France comme en exil, eût empêché qu’il ne fût tout à fait malheureux.

Fleur-de-Marie se donna, contre le volet d’un meuble ouvert, un coup à la tête ; elle n’y fit point attention d’abord ; un abcès se forma, et elle en mourut.


Elle avait passé, dans cette vie agitée, comme un rayon de soleil, comme un parfum, comme un murmure ; mais elle y laissait un souvenir éternel. Eugène Sue fut au désespoir, et voilà où fut en lui l’immense progrès.

Dix ans auparavant, il eût cherché l’oubli dans la débauche, la distraction dans l’orgie ; il ne chercha ni à oublier, ni à se distraire. Il pleura et fit le bien. » Alexandre Dumas Mémoires, à propos d’Eugène Sue.


Yoshka alluma une nouvelle cigarette, satisfait. « Fleur de Marie » lui allait comme un gant. C’était une femme tout à fait son genre : petite, brune, effacée… Je repensai à Blanche ma blonde héroïne, mais je n’eus pas le temps d’évoquer le sujet. Yoshka venait d’allumer la télévision et poussa un cri :

-Ah ! Le match va bientôt commencer, il faut absolument que tu regardes ça !

- Mais quel match ?

- Comment ça quel match ? Le match de curling France USA !


Le curling… Un sport ? C’était plutôt étonnant pour moi. J’avais bien quelques souvenirs mais ils remontaient à loin. Bronwald ou Adelboden je ne sais plus, la patinoire sous les lampions, la musique flonflon et la danse des couples suisses dans les derniers rayons du soleil. Dans un coin il y avait quelques hommes en knickers qui s’acharnaient à astiquer la glace devant un palet de 35 kilos. Tout cela se finissait au bar du Sporting avec une petite mousse et une valse. Les enfants aimaient cela. J’en étais.


Exit Dumas. Rivé à l’écran, Yoshka suivait en se trémoussant le balayage obsessionnel des joueurs de curling, d'un geste distrait, il me tendit les mémoires de Dumas en me disant :

- Mets-les sur ta table de nuit, je reprendrai ma lecture plus tard.


Alors je m’installai près de lui, apaisée et pour tout dire prête à regarder un match de curling ou même deux avant de laisser sa voix bercer ma nuit.

Un lien à garder :

"Service Littéraire", le journal des écrivains fait par des écrivains