L'année de Lune rousse, poème
C'était l'année de Lune rousse, j'avais déjà commencé à l'écrire avant de te connaître mais je me souviens que c'est cette année là que j'avais décidé de le terminer.
Nous relisions ensemble, et je revois les feuillets blancs sur tes genoux pendant que les plis jaunes de tes Burlington glissaient sur tes jambes imberbes. Les retours en métro nous séparaient à Argentine où les cracheurs de feu et autres briseurs de chaînes te gardaient quelque temps avant que tu ne redeviennes, l'arpenteur du pavé qui fait craquer ses Weston.
En Novembre Paris allonge ses flaques, j'avais bien avancé Lune rousse je crois, j'aimais filer vers Neuilly, Saint Pierre et les grands boulevards mornes qui rejoignent
Je traversais cette cour d'immeubles gris-jaune où bêlait Léonard Cohen, je m'allongeais sur ton lit et je te lisais Lune rousse.
C'est à ce moment là, je crois, quand tu fumais tes Stuyvesant en regardant par la fenêtre que j'ai compris que la poésie t'ennuyait.
Au printemps suivant j'étais sur les barricades et tu t'es acheté un pantalon de satin jaune. J'ai cessé d'écrire Lune rousse et je suis partie pour Vevey. Tu n'aimais ni Saint Germain ni la politique, tu es parti pour Katmandou puis pour Goa. C'est plus tard, en revenant de Marrakech dans ta djellaba blanche que tu m'as avoué que tu avais perdu les Ray ban que nous avions achetées ensemble.
A Saint Tropez j'ai renoncé à écrire Lune rousse, c'est à la terrasse de Sénequier que tu m'as a dit que tu aimais les garçons.
Nous avons reparlé des dimanches au Scossa et du dernier des Beatles. Et puis vingt ans ont passé. Une fois seulement, j'ai revu Ben et Larry, c'était au Flore, il y a dix ans je crois... Ils tiraient sur leurs joints comme des malades, de vrais Has been.
Aujourd'hui j'habite au Congo. En rangeant la maison j'ai retrouvé le cahier de Lune rousse et j'ai décidé de recommencer à écrire. J'ai le temps maintenant, mes enfants vont au café le samedi avenue Fulbert Youlou écouter Benny B. Parfois quand j'écris, ma fille entre en courant dans son Levis et me pique une Stuyvesant made in Africa, Mais quand j'essaie de lui lire les poèmes de Lune rousse, elle détale dans son Flight de cuir noir en faisant craquer ses Weston.
A Kenneth Koch 1992 Brazzaville