Yoshka et l'épitaphe de Stevenson
Il pleuvait depuis des jours. Yoshka s’était assis dans le coin du salon le plus éloigné de la fenêtre mais rien n’y faisait. Pâle, les traits tirés et le regard perdu, il promenait sa présence désenchantée plus qu’il n’habitait les lieux. J’avais beau m’agiter, me creuser la tête pour trouver une occupation, un centre d’intérêt nouveau, rien n’y faisait. Lentement perfusé par le goutte à goutte du ciel obstinément gris, Yoshka se délitait… Il n’avait plus envie d’écouter de la musique et pas plus de me faire la lecture.
- Qu’est ce que tu aimerais faire ? Tu veux partir ?
- Je ne sais pas, je réfléchis… Je devrais peut-être écrire…
Réjouie de la nouvelle je m’apprêtais à lui céder le bureau quand il ajouta :
- Je voulais rédiger mon épitaphe mais en fait il n’y en qu’une qui me plait: c’est celle de Stevenson.
Il souffla avec lassitude et se pencha vers la table basse pour prendre une cigarette.
- Je la connais par cœur, écoute :
« Under the wide and starry sky Dig the grave and let me lie, Glad did I live and glady die And I laid me down with a will”- Je ne comprends pas tout, mais ça m’a l’air pas mal, tu peux peut-être changer quelques mots pour la personnaliser et puis… Ca m’étonnerait qu’il te fasse un procès pour plagiat…
Il sourit tout de même avant de se diriger vers la fenêtre.
- Regarde-moi ce temps ! Le pire, vois-tu, c’est de ne pouvoir espérer avoir une épitaphe correcte. Je suis certain que cela aurait pu me consoler de tout…
- Yoshka, il me semble que l’on n’est pas vraiment pressé !
- Tu ne comprends donc pas que pour un personnage, savoir de quelle épitaphe il bénéficiera c’est capital !
- C’est bizarre, je trouve qu’épitaphe, capital et bénéfice, ne font pas bon ménage.
Yoshka haussa les épaules et prit un air lamentable en regagnant le canapé. Si je n’avais craint qu’il s’échappe à nouveau – et Dieu sait combien je souffrais de ses disparitions - je lui aurais avoué que j’étais tout simplement et sans aucune raison, gaie.
Quelque chose dans le fait que Yoshka cite Stevenson me réjouissait profondément, c’était pour moi le retour de la fiction, l’annonce des grands départs. Même si tout commençait par une épitaphe en anglais, cette interminable journée de pluie sentait le cuir mouillé des valises, le pavé glissant des ports où l’on s’embarque vers l’ouest.
Je songeais que bien avant de voguer vers l’Amérique, Robert Lewis Balfour Stevenson avait lui aussi été un jeune homme souffreteux aux poumons allergiques à l’humidité de son Ecosse natale. Comme Yoshka, il était né sous le signe du scorpion mais les comparaisons s’arrêtaient là. Yoshka était ascendant vierge et si Stevenson était l’héritier d’une brillante lignée de concepteurs de phares calvinistes, la famille de Yoshka, en matière de lumière, ne pouvait revendiquer que quelques obscurs et faméliques rabbins.
Il y avait bien entendu « l’apologie des oisifs », ce fameux essai de Stevenson dont le titre, tout comme le contenu, n’était surement pas pour déplaire à Yoshka mais ce n’était pas cela auquel il aspirait. D’ailleurs Yoshka était un oisif triste, un de ceux qui vous donne envie de vous remettre au travail. Non, s’il enviait Stevenson, c’était pour la fiction, le talent de conteur et la multiplication des points de vue et des narrateurs qui permettait une infinie variété de versions au récit.
Stevenson, c’était le génie, l’incontournable romancier. Je me mis au travail. Entraîner Yoshka vers sa gloire sur les traces d’un Stevenson, c’était accepter de lui rédiger une épitaphe conforme à ce qu’il attendait de la vie. La tâche n’était pas mince, même en français et puis, je devais réfléchir au décor. Une épitaphe est certes opportune pour orienter sa vie, mais encore faut-il savoir où prévoir son installation. J’hésitais, après Stevenson à Samoa et Chateaubriand à Saint Malo, je songeai à La Russie. N’était-ce pas la terre des origines de Yoshka ? Et puis je projetais depuis longtemps un voyage dans cette direction. Le fait qu’il n’y ait pas de mer à traverser présentait un grand intérêt pour Yoshka comme pour moi. Un voyage en train pour trouver le lieu précis de son inhumation était donc envisageable. Je pensais aux rives du Baïkal, à cette île où l’on dénombre la plus importante colonie de phoques d’eau douce. Quant à l’épitaphe, j’avais bien du mal. Je ne l’avais pas encore dit à Yoshka, mais en fait, j’avais opté pour une citation, de Stevenson justement :
« Un silence peut être parfois le plus cruel des mensonges »
R.L.S