Canal Saint Martin 5 mars 2010 à 15heures
Ce matin il fait 5° à Paris, -23° à Tignes et que -22° à Irkoutsk ce qui tendrait à prouver que nous sommes, à l’Ouest de l’Europe, réellement en dessous des normales saisonnières. Vous remarquerez que les normales saisonnières sont plurielles; j’imagine qu’elles se déplacent en bande, uniquement limitées par deux bornes : la borne dite inférieure et l’autre borne, la supérieure. Peu importe à Yoshka qui se morfond dans le canapé avec son 36°5 d’épuisement protéiforme. J’ai installé des thermomètres partout, des antiquités subversives au mercure auxquels je tiens comme à la prunelle de mes yeux. Si celui de ma terrasse affiche 4°, non loin du refuge de Yoshka, il ne fait pas moins de 24°. Ce sont les "Tropiques du Chesnay," un micro climat idéal pour un personnage en attente d’auteur. Mais le ciel est bleu, agité et j’aspire à ce froid qui souffle de l’Est et m’attire vers la ville, Paris dans sa lumière en ce début mars.
J’arpente les quais, longe des murs nostalgiques quai d’Anjou où la figure fantasque d’un Baron a sans doute été remplacée par un de ses pâles héritiers. Après les fêtes splendides et décadentes, voici venu le temps des banques et des normales saisonnières… Yoshka n’aurait pas dû rater ça. Le pont Henri IV est splendide et la Seine l’entoure de ses reflets. J’ai du temps, un rendez-vous plus au nord, quai de Jemmapes et j’ai décidé de suivre l’eau pour y parvenir. C’est facile : descendre un peu la Seine et tourner à droite vers la Bastille, le boulevard Richard Lenoir.
Paris Nord frissonne le long du canal Saint Martin ; les bobos vont à vélo avec les petits dans le dos et prennent leur café en terrasse au pâle soleil de mars… Pour moi, un petit noir bien sucré dans la salle en faux marbre d’époque. Un marbre « peint à la main » patiné de nicotine et de sueurs d’absinthe, je veux y croire. Les ampoules et les suspensions de verres dépolies sont probablement d’époque tout comme la réclame pour une boisson dont j’ai oublié le nom. Au sol, que balaie soigneusement une sorte de géant cosaque à moustache, le carrelage est digne de l’Hôtel du Nord en version originale, une frise rouge basque et bleu de cæruleum le décore avec quelques touches de Sienne clair.
La note exotique vient d’ailleurs, j’en cherche le nom, nez en l’air, le stylo à la bouche quand mon cosaque vient m’avouer dans un accent rocailleux qu’il est des Balkans et que la musique que nous écoutons est juive. C’est un nostalgique d’un temps qu’il n’a pas connu, il aime les duels de trompette comme moi les duels d’écriture. Il n’a pas commencé le sien et s’émeut déjà à la bière d’une langue moribonde. Qui parle yiddish maintenant ? A part Yoshka bien sûr qui parle les langues maudites comme d’autres les langues mortes. Ah! Comme je le regrette ! J’aurais dû l’emmener de force. J’aurais aimé qu’il découvre ce coin de Paris dans la lumière de mars, le reflet du soleil sur le canal, la fumée des passants et les platanes dénudés sous l’assaut des corbeaux. Un bateau passe au fil de l’eau pendant un solo de trompette :
"O veï mir"*, je t’entends Yoshka et je crois bien qu’au fond de cette salle tu m’aurais souri.
Et maintenant les voix gémissent et je viens de si loin que tu ne le sais pas. En ce temps là, à Odessa et à Irkoutsk on ne parlait pas des normales saisonnières et j’avais un nom qu’on ne prononçait pas Yoshka…
Le cosaque a fini de nettoyer la salle et me tend une coupe de champagne. J’hésite, il n’est pas 15 heures tout de même… Il me montre de la main l’ardoise de la salle :
Offre du jour
Champagne : un premier cru brut de Chailly
« Elégant, belle attaque vive sur une touche finale d’agrumes. Le tout sous une pluie de bulles fines et fondantes »
J’accepte. Des bulles… Voila qui vous fait remonter « les normales saisonnières », sauf qu’à 16h, j’ai rendez-vous avec mon éditeur pour les corrections de mon roman...
- Mazel tov Yoshka !
* Pauvre de moi ! En yiddish