Enfances
Mon enfance est un jardin, une maison, un ciel à l’ouest, une pierre aussi. De la meulière des murs où vivait une tribu.
J’ai été quelques années l’unique enfant d’une généalogie compliquée et affectueuse. Ce que je percevais du monde m’arrivait tamisé par douceur élimée d’un velours rouge sombre qui tapissait les parois de la pièce où je dormais et que l’on n’appelait pas autrement que la chambre du second. Mon enfance est une langue, des intonations. Chez nous les femmes qui comptaient parlaient à voix basse, marchaient dans une précipitation discrète vers un but sans cesse repoussé. Vertige de l’excellence d’un peu jamais satisfait, ceux et celles qui donnaient de la voix s’avouaient vaincus. Mon enfance est impitoyable pour les tapageurs, la vulgarité et même l’ordinaire, le tout venant, la rue, les autres.
La vie familiale, parcimonieuse et tendre se partageait entre les étages d’une demeure bien ordinaire pour les prétentions qui l’habitaient. Mais peu importe, j’aimais cette vilaine maison de coin de rue et sa façade aveugle sur le jardin au nord. Il n’y avait qu’une seule ouverture, dans mes souvenirs, béante au rez-de-chaussée : la cave. Etrange forge, interdite à l’enfant que j’étais, où les hommes de la maison avaient le devoir de surveiller feu et de le recharger en charbon. L’endroit était sombre, encombré de bassines utilisées dès les beaux jours pour d’immenses lessives qui débordaient sur le jardin. Mon enfance est une odeur de perborate de soude pour blanchir le linge, de confiture de cassis, de purée de châtaignes, de bœuf mode que l’on laissait prendre en gelée pour le lendemain.
C’était une enfance économe, on ne gaspillait rien, ni l’eau, ni le savon, ni la lumière. Frileuse et endurante simultanément si je repense aux injonctions familiales : « sortir du bain avant qu’il ne tiédisse et que je ne prenne froid » et, tout de suite après on pouvait m’assener par la porte entre ouverte du jardin que « Même quand il gèle on n’a pas froid dehors quand on est bien couvert, il suffit de courir… » Courir… Quelle idée stupide !
Je n’avais jamais le droit de me salir mais j’ai pris quelques risques pour explorer du jardin ces recoins sombres où se retranchait une vie différente qui sentait le moisi et les champignons. Il y avait adossée au mur, une cabane où l’on conservait les pommes, les bicyclettes, quelques transats sous les cordes à linge ; je caressais l’espoir d’y voir élever des lapins et redoutais plus que tout cette bave d’escargot qui recouvrait de sa moire indélicate les jouets oubliés sur la pelouse. A l’est, sous le perron de la cuisine et dissimulé par une haie d’aucubas, il y avait ce recoin que j’appelais « la grotte » où l’on rangeait les poubelles. C’est là que les chates de la maison venaient mettre bas, là aussi qu’elles se laissaient mourir et je m’étonne encore d’une de ces panthères noires à la fourrure soyeuse, inerte entre mes bras.
Mon enfance c’est aussi la boule de cristal qui ornait la rampe de l’escalier au rez-de-chaussée. Je pouvais passer des heures à regarder les lueurs multicolores que le soleil de midi y faisait danser. Elles se reflétaient sur les murs et déclinaient en éventail au fil des heures comme un cadran solaire qui ne mesurait que le temps d’une enfance à rêver, assise dans l’escalier. Il y avait aussi un miroir mais était-il trop haut pour ma taille ? Je n’ai aucun souvenir de mon visage, il me servait uniquement à surveiller cette envolée de marches d’où on allait venir me chercher pour me laver, me coucher, dormir, et m’emmener vers tout ce noir que je redoutais.
Alors comme tous les enfants, je gémissais pour qu’on laisse la porte ouverte et la lumière, j’évoquais le bourdonnement des mouches à la sieste pour ne pas dormir et les moustiques le soir pour qu’on m’enduise de crème. Quand les pas descendaient l’escalier, je rallumais et prenais un livre. Très vite, pages refermées je continuais d’inventer l’histoire des images. Mon enfance ce sont des dizaines de récits imaginés qui me paraissent encore beaucoup plus beaux que leur réalité écrite.
J’ai eu une enfance à plein temps pendant quelques années, elle avait la douceur de sa peau un peu flétrie, sa voix sourde que j’aimais écouter appuyée contre son cœur. Et puis la vie s’est installée à Paris au quatrième étage d’un appartement que tous considéraient comme une prison sans soleil. Mon enfance, la vraie m’attendait au Chesnay, au bout de cette rue où les façades recouvertes de lierre frissonnaient au vent d’ouest. Cette enfance-là m’a regardée grandir de loin et parfois quand je revenais « en visite » certains week-end ou pour les petites vacances.
Je l’ai retrouvée un jour, beaucoup plus tard avec mes propres enfants, toujours au Chesnay et alentours avec vue sur les bois, les jardins, leurs chansons à eux et les vents d’ouest qui annonçaient les saisons. Depuis ce temps-là, où que j’aille, mon enfance ne me quitte plus, je lui souris et la tiens par la main.