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Sybille de Bollardière

Aucune barque ne prendra la mer

15 Octobre 2023, 21:12pm

Publié par Sybille de Bollardière

Liuniko dit Dominique Mu Ghindo - Moulage en plâtre réalisé en 1846 à l'Ile Maurice par Eugène de Froberville, ethnographe, linguiste et cartographe. Photo UGOsansH. Propriété personnelle.

Liuniko dit Dominique Mu Ghindo - Moulage en plâtre réalisé en 1846 à l'Ile Maurice par Eugène de Froberville, ethnographe, linguiste et cartographe. Photo UGOsansH. Propriété personnelle.

Une tête sombre dans sa gangue de plâtre
Un dieu muet dans son armure de silence
Je t'appellais Moyindo, noir en lingala
une langue d’emprunt que nous n’avons ni l’un ni l’autre, jamais parlé
Moyindo comme autrefois, quand je t'appelait noir
Pour que tu ne parles pas et que tes lèvres closes
Veillent sur les nuits de l’enfant que j’étais
J’ai grandi sous tes paupières, rêvant ta vie, la mienne
Imaginant un réveil qui n’a jamais eu lieu
Ta vie d’avant, tes épaules, ton buste, tes mains
Et ce corps contraint, penché dans l’effort
Ton corps d’esclave
 
Aucune barque ne prendra la mer pour te ramener chez toi
 
Tu es né libre et ça ne s'oublie pas
Même s’ils t'ont volé tes yeux, tes mots et tes regrets
L'espoir est comme un soufflet de forge entre tes mains
Une chanson stridente au petit matin
Le pouls bleu des nuits contre l'ennui, le remords
 
Aucune barque ne prendra la mer pour te ramener chez toi
 
Pendant que les oiseaux se gavaient des cerises de juillet
Un avenir de regrets crachait ses noyaux à mes pieds
Je leur ai prêté ton visage le temps d’une photo
Et c’est ton âme qu’ils ont emportée
Tu n'es plus le même, ton nom a changé
Et maintenant j’étudie la géographie de tes larmes
Sur ce buste de plâtre noirci
Toi,
Dressé dans ma vie comme un cénotaphe
Étranger à toute chose, indifférent au siècle qui t'entoure
 
Aucune barque ne prendra la mer pour te ramener chez toi
 
Parler de toi est toujours une faute, au mieux une erreur
Je ne dirai rien qui puisse l’effacer
Je n’ai le droit que de me taire
Et maintenant je choisis de l’ignorer
Tu es là parce que tu es le maître de mes nuits
 
Aucune barque ne prendra la mer pour te ramener chez toi
 
Ta liberté figurait à l’inventaire mais tu es resté
Celui que l'on célèbre c'est le captif
avec cet avant que l’on te prête, cet après que l’on érige
Oubliant que tu n’es pas plus accessible que je ne le suis
L’un et l’autre affublé d’une réalité et d’un présent illusoire
Toi l’homme noir
et moi le poète égaré dans les méandres de l’histoire
 
Aucune barque ne prendra la mer pour nous ramener notre âme
 
15 septembre 2023