Où est Hamid ?
Noel approche et pourtant il n’a jamais été autant question de pauvreté, de solitude et d’oubli. L’oubli c’est justement ce que Delphine Comby(1) refuse en écrivant ce texte que je publie ici aujourd’hui. Qu’est devenu Hamid, son lit de cartons et ses livres ? Où retrouver celui qui disait « Je suis là, si t’as besoin, je suis là ! »
Hamid, c’est le SDF qui dort sur une bouche d’aération chauffée, juste en dessous de l’abri pour pigeons construit par la mairie de Paris. Juste à côté d’un panneau publicitaire dont le message change toutes les semaines, mais qui se télescope chaque fois avec la réalité d’Hamid. Juste là, à la sortie du grand parking, à l’angle du boulevard Magenta et de la rue du faubourg St Denis.
Quand je suis arrivée dans le quartier, Hamid m’a tapé dans l’œil. Avec sa barbe grise pleine de blanc, il m’a fait penser à un philosophe grec. Diogène, à cause de la bouteille de vin rouge souvent à côté de lui. Chaque matin, il était là au rendez-vous, assis les jambes bien droites et le dos perpendiculaire au sol. Chic dans sa veste de costume élimée comme celle d’un aristo déchu, il lisait. La presse. Des nouvelles de notre monde, pas le sien. J’étais intriguée, je voulais lui parler, sans oser. Je lui apportais parfois le petit-déjeuner du Mc Do juste en face et il disait merci. Après il ajoutait : « Je suis là, si t’as besoin, je suis là ! ». Et puis un matin, il m’a un peu déçue. Il lisait Marc Lévy. En déposant les croissants, je me suis dit que j’allais lui apporter d’autres auteurs, mais quelques jours plus tard, j’ai compris. Hamid tenait le livre à l’envers. Hamid ne lisait pas, il regardait les lignes, se concentrait sur des mots incompréhensibles pour lui, à l’envers comme à l’endroit. Comme moi devant un énoncé de math au lycée. Persuadée qu’à force de regarder le problème en face, la réponse finirait par apparaître.
Le soir, il y avait parfois les sandwichs. Je ne savais pas encore qu’Hamid s’appelait Hamid, mais je voyais bien qu’avec sa peau matte et ses yeux insondables, il n’était pas d’ici. Peut-être du Maghreb, mais était-il musulman ? C’était important de savoir parce que les sandwichs de français pure souche, c’est plutôt rillette, saucisson, jambon. Est ce qu’à la rue, on prend la peine d’être respectueux avec sa religion ? Je ne n’ai pas posé la question à Hamid, uniquement à moi. J’espère juste qu’il aimait les sandwichs thon ou œufs mayo, de vrais étouffes chrétiens.
Discrètement, nous avions notre petit rituel. Au début, quand je ne connaissais pas son nom, je l’appelais Monsieur, espérant par un mot lui rendre un peu de dignité. Et puis un jour, Monsieur a eu un prénom. J’étais venue les bras chargés d’immenses sacs en plastique. Je suis grande, je porte des talons de 10 centimètres, un manteau en (fausse) fourrure, un (vrai) Vuitton vintage chiné en friperie : une bobo que quiconque croise dans le rue prend pour une pétasse. Une pétasse qu’on n’emmerde pas trop quand même, parce qu’elle est plus grande que vous… Alors quand je m’arrête avec les sacs de fringues d’hiver de mon ex pour les offrir à Hamid, je suis une attraction à moi toute seule. Les roumains d’à côté cessent de jouer de l’accordéon, oublient de récupérer les pourboires sur les tables de la terrasse de café et grossissent l’attroupement de badauds en voie de désinsertion sociale que forme la population de la sortie du parking. Trop de monde, ça me gêne. Et ce qui me gêne encore plus, c’est que je voulais qu’Hamid garde les plus beaux vêtements pour lui. Au lieu de ça, il se laisse dépouiller. Alors j’interviens. Je veux rendre au monde son équilibre, donner au plus faible ce qui lui revient. Lutter contre la loi de la sélection naturelle. Créer d’autres injustices. Et tant pis si la roumaine, avec son faux bébé peut-être vrai, a elle aussi les yeux qui crient la misère. Elle la crie trop fort, avec trop de mots trop entendus. C’est Hamid et personne d’autre qui aura le manteau de mon ex, celui avec 20% de cashmere à l’intérieur. Les autres finissent par faire glisser les sacs un peu plus loin et se partagent comme des hyènes les restes du repas des fauves.
Je suis toujours là, je regarde Hamid sourire. Il lui manque quelques dents, mais beaucoup moins qu’à L’Edenté, son vague copain de cartons depuis quelques jours. C’est lui qui me parle de Hamid, il doit sentir ma curiosité, mon attirance malsaine d’auteur en recherche de sujet. Alors il parle. Avant, Hamid avait une femme, une maison et des enfants. C’était en Kabylie. Et puis Hamid a trompé sa femme, elle l’a mis dehors, et voilà. Ça paraît un peu simpliste, d’autant que L’Edenté me raconte aussi son histoire, c’est exactement la même, mais dans un autre pays. J’en conclue qu’il essaie de me faire passer un message : sans les femmes, les hommes sont perdus.
Je repense à mon ex. Je n’ai pas trop le choix, j’y repense chaque fois que je croise Hamid avec ses vêtements sur le dos. Et je ne sais même plus si j’ai donné son manteau pour lui rendre service ou pour me moquer de mon ex. Qu’est ce que ça peut faire ? Il n’est pas interdit de rendre service pour de mauvaises raisons.
Finalement, ce manteau il se le fera rapidement voler. Une nuit où je n’étais pas là pour veiller sur lui. Hamid, je le croisais deux fois deux minutes par jour. Tous les jours et parfois la nuit. Un soir où j’avais bu jusqu’à ce que l’alcool me prouve qu’il peut être dangereux pour la santé, j’ai injurié l’homme qui osait profiter du sommeil d’Hamid pour fouiller dans son sac. On s’est regardés comme des animaux, il a craché sur le côté et il est parti. Hamid ne s’est pas réveillé, le froid et le vin c’est le stilnox des sans abris.
Et quand Hamid dort, c’est beau. L’hiver, il dort sous des cartons, alors on ne voit rien, mais on imagine en observant la position des chaussures auxquelles il manque souvent des chaussettes. L’été, il dort au dessus. Un jour qu’il faisait très chaud, il dormait torse nu, allongé de tout son long sur le trottoir, le poing levé. Exactement dans la même position que Superman. La posture était magnifique, l’image décalée. J’ai voulu la prendre en photo et puis finalement je la lui ai rendue. Je ne voulais rien lui voler.
L’hiver est presque installé et dernièrement j’avais un peu perdu le contact avec lui. Même sans se parler, nos regards ne se croisaient plus. Il était toujours avec L’Edenté qui l’avait converti à l’alcoolisme dur. Ensemble, ils se partageaient la bouche d’aération chauffée et des canettes de 8.6. Hamid avait pris ce regard vide que L’Edenté avait depuis longtemps, celui qui donne envie de tourner la tête parce qu’on sait qu’on ne peut plus rien faire. C’est à lui que j’ai demandé des nouvelles d’Hamid un matin, en le croisant dans la rue.
-Où est Hamid ?
-Hamid ? Il est mort ? Le cerveau tout éclaté partout, ah, ah !
Parole d’alcoolique, c’était peut-être faux. Peut-être a-t-il changé de parking, changé de quartier, changé de ville, peut-être qu’il va bien ? Peut-être que c’est L’Edenté qui a tout inventé parce que lire l’inquiétude dans les yeux d’une femme, ça lui rappelle la sienne. En attendant, je n’ai pas la vérité. Et tant que je n’ai pas trouvé ce que je veux, je le cherche.
Je commence par le commissariat du 10ème. Je dis qu’il y a peut-être eu un meurtre de SDF dans le quartier et que j’aimerais parler à la personne qui s’en occupe. Le standardiste policier se marre un peu. Je suis bien naïve, il n’a aucun moyen de me « passer quelqu’un », il y a trop de dossiers en cours, il ne lancera la recherche que si je suis liée à son meurtre. J’ai failli mentir. Après tout, avec ma culpabilité judéo-chrétienne, je dois bien être coupable de quelque chose, mais j’ai raccroché. Peut-être que le centre du SAMU social a des informations, Hamid y dormait parfois. Un véritable exploit, je ne sais pas comment il a fait pour les joindre. J’ai composé le 115 à 12H45. Le temps que j’écrive ces mots, il est 16h30 et je suis encore en ligne avec leur boite vocale qui m’explique régulièrement qu’elle est saturée et qu’il faut rappeler ultérieurement.
Où est Hamid ? J’ignore pourquoi, mais j’ai besoin de répondre à cette question. Peut-être qu’Hamid a besoin d’aide, peut-être qu’il a besoin de moi, ou peut-être que j’ai besoin de lui, pour l’entendre encore dire : « Je suis là, si t’as besoin, je suis là ! ». C’est pourquoi je lance un appel à témoins en publiant ce texte et la seule photo que j’ai de lui, partout où ce sera possible. Si vous pensez le reconnaître, merci d’écrire à cette adresse : ou.est.hamid@gmail.com
(1) Delphine Comby a publié un roman "Dors bien il faut que je te quitte" L'Editeur 2010. Elle écrit également pour le théâtre et le cinéma.