Philippe Forest et Pierre Jourde à Propos du roman
lire l'enquête du Nouvel Obs la fin du roman
(extraits du nouvel obs)
«Le roman-roman est en coma dépassé»
PAR PHILIPPE FOREST. L'universitaire et écrivain, qui vient de piloter à la NRF un dossier intitulé «Je & Moi», préfère le «roman vrai» au «vrai roman». Explications.
Universitaire et écrivain, Philippe Forest est l'auteur de nombreux "romans" à caractère autobiographique, comme "Le Siècle des nuages" ou "L'Enfant éternel". Il a par ailleurs publié différents essais consacrés au rapport entre roman et réel, et vient de diriger, pour la "Nrf", un dossier intitulé "Je & Moi" consacré à l'écriture de type autobiographique. ©Sipa
«On peut trouver toutes sortes de raisons à l'hégémonie actuelle du roman: s'il veut que son livre soit lu, qu'il lui rapporte la rétribution symbolique («passer pour un écrivain») et la réussite éditoriale (les prix, les ventes, la notoriété, etc.) qu'il espère, un auteur a tout intérêt à présenter son livre comme un roman et à faire inscrire cette mention sur la couverture. C'est vrai. Mais il s'agit d'une des conséquences et non de l'une des causes de ce phénomène. Les raisons du triomphe actuel du roman sont plus profondes et plus lointaines.
Au siècle dernier, Bakhtine les expliquait très bien en rendant compte de l'évolution du genre depuis ses origines les plus lointaines jusqu'à ses manifestations les plus récentes. Le roman, affirmait-il, est le seul genre encore en devenir, il ne possède pas de canons, il révèle la totale impuissance de la théorie littéraire à en proposer une définition. En un mot, la seule définition qu'on peut en donner est une définition négative qui consiste à relever l'impossibilité qu'il y a à le définir.
Cette formidable plasticité, cette extraordinaire vitalité expliquent que, en vertu de sa perpétuelle faculté de renouvellement, le roman ait évincé et avalé les autres genres littéraires. Les deux grands textes par lesquels s'invente le roman moderne avec Joyce et Proust témoignent de cette faculté qui lui est propre et par laquelle il absorbe, intègre, accomplit et dépasse tous les autres genres (poésie, essai, autobiographie, théâtre).
Il n'y a aucune raison de limiter le roman au domaine des petites histoires inventées dont se moquaient déjà si justement les surréalistes. C'est du «roman-roman» comme disait Cendrars. Et même si le genre a encore ses amateurs, cela fait longtemps qu'il est en coma dépassé. Sur le mode mineur (les réussites très relatives de l'actualité récente) ou majeur (certaines des grandes œuvres aujourd'hui en cours), les romans les plus intéressants témoignent d'une même méfiance à l'égard des vieilles formules avec lesquelles, sous couvert d'imagination, l'auteur refourgue au lecteur de façon très peu imaginative les mêmes intrigues stéréotypées avec des personnages de papier-mâché dans des décors en trompe l’œil.
On en a assez de cela et on veut du vrai! Rien de plus légitime et de plus salutaire. Du coup, le roman se tourne vers le vrai qu'il va chercher du côté de l'expérience personnelle ou de l'expérience collective. C'est ce qu'on peut appeler le roman vrai - par opposition à ce qu'on présente comme du vrai roman.
Cela reste du roman - car à partir du moment où on raconte, on transforme fatalement la réalité en fiction en lui donnant la forme d'un récit. Mais c'est un roman qui vise le vrai dans la mesure où il se veut gagé sur l'expérience. Toute la difficulté consiste à trouver un protocole opératoire par lequel on passe de la petite histoire à la grande, de sa vie à celle des autres. Et inversement selon un mouvement de vases communicants sans lequel on reste à l'extérieur de la chose - selon le mot de Céline déclarant que la plupart des écrivains ne sont pas dans la chose mais se branlent à l'extérieur!
Comme dans ces livres, si nombreux, où, spéculant sur le sentimentalisme, des auteurs d'aujourd'hui vous racontent la guerre, les génocides, la maladie, la mort comme s'ils y avaient été mais sans en avoir aucune expérience et donc aucune idée. On est alors dans la pure reconstitution télévisuelle à plus ou moins grand spectacle. Et donc, en toute bonne conscience, dans la falsification éhontée de la vérité.
S'il faut donner une définition du roman, pour ma part je m'en tiendrai à celle que j'ai déjà donnée dans «Le Roman, le Réel et autres essais» et qui me semble correspondre aux livres que j'ai faits qui sont tous fondés sur l'expérience personnelle, comme dans «L'Enfant éternel», «Le Nouvel Amour», même quand ils entreprennent d'élargir cette expérience du côté de l'expérience collective et de la grande histoire dans «Sarinagara» et «Le Siècle des nuages»: le roman doit répondre à l'appel de l'impossible réel, c'est-à-dire rendre compte de cette part d'impossible (le désir, le deuil) qui définit l'expérience humaine et que, sous la forme d'un récit qui consent à la fiction sans renoncer au vrai, il est seul à pouvoir dire.»
Propos recueillis par David Caviglioli
29-11-11 à 20:51 par BibliObs
Pour le roman d'imagination
Pierre Jourde, écrivain, professeur d'université et critique littéraire, se pose quelques questions
J’aimerais répondre à ce qu’a dit ici Philippe Forest à propos du roman, et qui a suscité quelques vives réactions. Quel que soit le respect que j’ai pour l’écrivain Forest, je ne peux pas le suivre dans sa condamnation du roman d’imagination.
Il me semble que ce qu’il dit ne saurait être valable que pour le petit roman à la française, usé en effet jusqu’à la corde, avec sa psychologie, ses adultères, la rencontre d’un écrivain quinquagénaire désabusé avec une troublante jeune femme, and so on. Mais c’est sous estimer ou méconnaître la richesse du roman francais contemporain, sans parler des étrangers, que de le réduire à cela.
Le discours tel que celui que Philippe Forest tient ici s’est généralisé depuis quelque temps. Josyane Savigneau disait naguère à propos de Christine Angot que l’écrivain ne pouvait plus être un raconteur d’histoires. Catherine Millet, qu’il ne pouvait y avoir plus de place, dans la littérature, que pour l’autobiographie. Christophe Donner condamne l’imagination. Bref, au despotisme absolu du roman tend à se substituer le despotisme de la confession et du récit de soi, despotisme auquel se soumettent à présent les prix littéraires. Il paraît étrange de se réclamer de Bakhtine, et de l’infinie ouverture du romanesque, pour aussitôt refermer le genre. Le modèle de Bakhtine, c’était Rabelais.
Je pense comme Philippe Forest que l’affaire de la littérature, c’est la vérité. Mais cette vérité peut, et parfois doit passer par d’autres voies que par la transcription de l’expérience. De ce que Philippe Forest soit un excellent autobiographe, il ne s’ensuit pas que toute la littérature doive en passer par là. Ce n’est parce que je pratique, moi-même, surtout le récit d’imagination que j’estime que tout le monde doive en faire autant.
Les genres autobiographiques peuvent évidemment donner de grandes choses (et le dernier livre de Forest en est la preuve). Mais leur prétention à la domination pose quelques problèmes. D’abord à cause de la rusticité théorique qui sous-tend parfois leur pratique. Du genre: «je l’ai vécu, donc je le transcris, donc c’est la vérité, donc c’est de la bonne littérature». S’il est une chose que l’expérience littéraire nous apprend, c’est que nous appelons le «vécu» ne va pas de soi (pas plus que le «moi»). Que ce vécu est déjà fait de discours, d’imagination, d’illusions. Que l’imaginaire est parfois la meilleure voie pour nous permettre de donner forme et sens à ce vécu.
Même les écrivains qui ont essayé de s’en tenir à leur propre personne, d’en serrer la vérité au plus près, même eux ont rencontré sur ce chemin l’arborescence infinie des histoires, qui plonge ses racines jusqu’au mythe. Au cœur de notre intimité, il n’y a pas une substance personnelle, il y a des histoires : la nôtre, et celle de tous ceux qui nous composent. Les détours de l’histoire sont le plus court chemin vers l’altérité en soi.
Et puis, nous aimerions tous vivre plusieurs vies. On n’a pas encore trouvé de meilleur moyen que de raconter des histoires pour aller dans d’autres mondes, d’autres temps, d’autres corps et d’autres esprits que les nôtres. Les histoires multiplient et enrichissent la nôtre, nous évitent de nous recroqueviller sur nous-mêmes, et sur l’étroitesse de ce qu’on veut nous imposer comme le réel. Dans l’imaginaire, notre vie nous paraît moins irrémédiable. Elle devient relative, s’allège, s’éclaire.
Nous nous racontons notre vie plus que nous la vivons. Il y a parfois plus de vérité dans une fiction que dans ce que nous croyons être notre vie, et qui n’est en réalité que le discours que nous nous tenons sur elle. Le détour de l’imaginaire peut nous rendre l’accès à une réalité que nous nous dissimulons. Proust a écrit Jean Santeuil, assez proche de ce qu’on connaît de sa biographie. Il n’a pas pu aller jusqu’au bout, ça ne fonctionnait pas. Puis il s’est lancé dans la Recherche, plus éloignée de la transcription du vécu, mais plus proche de la vérité.
Et puis le discours du moi, c’est ce que la marchandisation nous demande. Le pouvoir médiatique en consomme à haute dose: parlez-nous de vous, montrez-vous, exhibez-vous. Vous êtes Duchose, et vous avez bien raison d’être Duchose, dites-nous tout sur Duchose, qu’on s’en repaisse, vive Duchose, vive l’individu-roi. En attendant, on ne pense pas, on n’imagine pas, on ne dit rien sur la collectif, le mythique, le complexe. J’entends que l’autofiction bien comprise peut tenter de résister à ce diktat. Mais il y a tant d’autofictionneurs qui ne font que faire ce que les médias leur disent de faire qu’il est peut-être un peu hâtif de proclamer sans précautions le royaume éternel du discours du moi. S’il n’y a plus que ça en littérature, de même qu’il n’y a plus que ça à la télé, à la radio, moi, moi, moi, nous allons singulièrement manquer d’air. Les contes et les mythes, par exemple, me semblent vitaux pour notre vie mentale. Quel enfant n’a pas besoin de l’imaginaire le plus débridé? Nous sommes tous des enfants, heureusement. Nous somme plus essentiellement des enfants que des grandes personnes qui estiment indispensable d’exhiber leurs petites affaires sur 250 pages.
Jean-Luc Moreau et quelques autres ont créé il y a quelques lustres la «nouvelle fiction», mettant en avant l’imagination, la faculté de raconter des histoires. Cela a donné des œuvres aussi passionnantes que celles de Marc Petit, Frédérick Tristan, G-O Chateauraynaud, Hubert Haddad et quelques autres.
Et Chevillard, et Volodine, et Jacques Abeille, et Pierre Michon, et Carole Martinez, et Eric Faye, on en fait quoi ? On les passe à la poubelle, ils ne sont pas dans le grand vent de l’histoire autobiographique ? Trop inventifs, trop imaginatifs ? Et les grands romanciers anglo-saxons, hispaniques, italiens qui inventent à tour de bras ?
Avec toute l’estime que j’ai pour Philippe Forest, je crains que la position qu’il a adoptée manque de nuances. Si ce qu’il souhaite se produisait, ce serait singulièrement réducteur pour la littérature.
Pierre Jourde
7 décembre 2012 Bibliobs
A lire : le commentaire de Marianne, lectrice et libraire ci-dessous...