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Sybille de Bollardière

Pessoa, extrait du Livre de l'Intranquillité

, 02:33am

fernando-pessoa

Extrait du Le livre de l'intranquillité

 « J'ai duré des heures ignorées, des moments successifs sans lien entre eux, au cours de la promenade que j'ai faite une nuit, au bord de la mer, sur un rivage solitaire. Toutes les pensées qui ont fait vivre des hommes, toutes les émotions que les hommes ont cessé de vivre, sont passées par mon esprit, tel un résumé obscur de l'histoire, au cours de cette méditation cheminant au bord de la mer. J'ai souffert en moi-même, avec moi-même, les aspirations de toutes les époques révolues, et ce sont les angoisses de tous les temps qui ont, avec moi, longé le bord sonore de l'océan. Ce que les hommes ont voulu sans le réaliser, ce qu'ils ont tué en le réalisant, ce que les âmes ont été et que nul n'a jamais dit - c'est de tout cela que s'est formée la conscience sensible avec laquelle j'ai marché, cette nuit-là, au bord de la mer. Et ce qui a surpris chacun des amants chez l'autre amant, ce que la femme a toujours caché à ce mari auquel elle appartient, ce que la mère pense de l'enfant qu'elle n'a jamais eu, ce qui n'a eu de forme que dans un sourire ou une occasion, à peine esquissée, un moment qui ne fut pas ce moment-ci, une émotion qui a manqué en cet instant-là - tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, a marché à mes côtés et s'en est revenu avec moi, et les vagues torsadaient d'un mouvement grandiose l'accompagnement grâce auquel je dormais tout cela. 

Nous sommes qui nous ne sommes pas, la vie est brève et triste. Le bruit des vagues, la nuit, est celui de la nuit même; et combien l'ont entendu retentir au fond de leur âme, tel l'espoir qui se brise perpétuellement dans l'obscurité, avec un bruit sourd d'écume résonnant dans les profondeurs! Combien de larmes pleurées par ceux qui obtenaient, combien de larmes perdues par ceux qui réussissaient! Et tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, est devenu pour moi le secret de la nuit et la confidence de l'abîme. Que nous sommes nombreux à vivre, nombreux à nous leurrer! Quelles mers résonnent au fond de nous, dans cette nuit d'exister, sur ces plages que nous nous sentons être, et où déferle l'émotion en marées hautes! 

Ce que l'on a perdu, ce que l'on aurait dû vouloir, ce que l'on a obtenu et gagné par erreur; ce que nous avons aimé pour le perdre ensuite, en constatant alors, après l'avoir perdu et l'aimant pour cela même, que tout d'abord nous ne l'aimions pas; ce que nous nous imaginions penser, alors que nous sentions; ce qui était un souvenir, alors que nous croyions à une émotion; et l'océan tout entier, arrivant, frais et sonore, du vaste fond de la nuit tout entière, écumait délicatement sur la grève, tandis que se déroulait ma promenade nocturne au bord de la mer... 

Qui d'entre nous sait seulement ce qu'il pense, ou ce qu'il désire? Qui sait ce qu'il est pour lui-même? Combien de choses nous sont suggérées par la musique, et nous séduisent par cela même qu'elles ne peuvent exister! La nuit évoque en nous le souvenir de tant de choses que nous pleurons, sans qu'elles aient jamais été! Telle une voix s'élevant de cette paix de tout son long étendue, l'enroulement des vagues explose et refroidit, et l'on perçoit une salivation audible, là-bas sur le rivage invisible. 

Combien je meurs si je sens pour toute chose! Et combien je sens lorsque j'erre ainsi, humain et incorporel, le c?ur immobile comme peut l'être le rivage - et tout l'océan de tout, dans cette nuit où nous vivons, vient briser ses hautes vagues pour refroidir ensuite, moqueur, durant ma promenade nocturne, ma promenade éternelle au bord de la mer... 


Tout se répond. La lecture des classiques, qui ne parlent jamais de soleils couchants, m'a rendu intelligibles bien des couchants, dans toutes leurs nuances. Il existe un rapport entre la compétence syntaxique, qui permet de distinguer les différentes valeurs des êtres (?), des sons et des formes, et l'aptitude à comprendre le moment où le bleu du ciel, en fait, est vert, et quelle part de jaune peut renfermer le vert-bleu du ciel. 

C'est au fond la même chose, que l'aptitude à distinguer et celle à "subtiliser". Sans syntaxe, pas d'émotion durable. L'immortalité est une fonction de grammairien. 


J'ai réfléchi aujourd'hui - lors d'une pause dans mes sensations - au genre de prose qui est la mienne. En somme, comment est-ce que j'écris? J'ai vu, comme bien d'autres, ma volonté pervertie par le désir de posséder un système et une norme. Certes, j'ai écrit bien avant d'avoir l'un ou l'autre; mais, en cela non plus, je ne diffère guère des autres. 

M'analysant cet après-midi, je m'aperçois que mon système stylistique repose sur deux principes, et tout aussitôt, suivant la bonne règle de nos bons classiques, j'érige ces deux principes en règles fondamentales de tout art d'écrire: dire ce que l'on éprouve exactement comme on l'éprouve - clairement si c'est clair; obscurément si c'est obscur; confusément si c'est confus; et bien comprendre que la grammaire n'est jamais qu'un outil, et non pas une loi. 

Supposons que je voie devant moi une jeune fille à l'allure masculine. Un être humain ordinaire dira simplement: "Cette jeune fille a l'air d'un garçon." Un autre être humain, tout aussi ordinaire, mais déjà plus conscient du fait que parler, c'est dire, dira d'elle: "Cette jeune fille est un garçon." Un autre encore, tout aussi conscient des devoirs de l'expression, mais poussé davantage encore par l'amour de la concision, ce luxe de la pensée, dira d'elle: "Ce garçon." Quant à moi, je dirai: "Cette garçon", violant la règle de grammaire la plus élémentaire, qui exige que s'accordent en genre et en nombre le substantif et l'adjectif. Et j'aurai fort bien dit; j'aurai parlé dans l'absolu, photographiquement, loin de la platitude, de la norme, du quotidien. Ainsi n'aurai-je pas parlé: j'aurai dit. 

La grammaire, qui définit l'usage, établit des divisions légitimes mais erronées. Elle distingue, par exemple, les verbes transitifs et intransitifs; cependant, l'homme sachant dire devra, bien souvent, transformer un verbe transitif en verbe intransitif pour photographier ce qu'il ressent, et non, comme le commun des animaux-hommes, pour se contenter de le voir dans le noir. Si je veux dire que j'existe, je dirai "je suis". Si je veux exprimer que j'existe en tant qu'âme individualisée, je dirai "je suis moi". Mais si je veux dire que j'existe comme entité, qui se dirige et se forme elle-même, et qui exerce de la façon la plus directe cette fonction divine de se créer soi-même, comment donc emploierai-je le verbe être, sinon en le transformant tout d'un coup en verbe transitif? Alors, promu triomphalement, antigrammaticalement être suprême, je dirai "je me suis". J'aurai exprimé une philosophie entière en trois petits mots. N'est-ce pas infiniment préférable à quarante phrases pour ne rien dire? Que peut-on demander de plus à la philosophie et à l'expression verbale? 

Qu'ils obéissent donc à la grammaire, ceux qui ne savent penser ce qu'ils sentent. Que s'en servent au contraire ceux qui savent dominer leurs expressions. On raconte que Sigismond, roi de Rome, ayant commis une faute de grammaire dans un discours public, répondit à quelqu'un lui en faisant la remarque: "Je suis roi de Rome, et au-dessus de la grammaire." Symbole merveilleux! Tout homme sachant dire ce qu'il dit est, à sa façon, roi de Rome. Le titre est royal, et la raison en est de savoir s'être. [...] 


Une seule chose m'ébahit, plus encore que la stupidité dans laquelle la plupart des hommes vivent leur vie: c'est l'intelligence qu'il y a jusque dans cette stupidité. 

La monotonie des vies ordinaires est, apparemment, effarante. Je me trouve en train de déjeuner dans ce restaurant banal (j'y connais depuis longtemps le cuisinier) et, tout près de moi, le serveur déjà âgé, qui me sert comme il a servi dans cette maison, je crois bien, depuis près de trente ans. Quelle existence est donc celle de ces gens? Voilà quarante ans que cette ombre d'homme vit, presque toute la journée, au fond d'une cuisine; il n'a que de brefs moments de loisir, dort relativement peu d'heures par nuit; il retourne, de loin en loin, au pays, et s'en revient sans hésitation ni regret; il amasse lentement de l'argent lentement gagné, qu'il n'a pas l'intention de dépenser; il tomberait malade s'il lui fallait quitter (définitivement) sa cuisine, pour les champs qu'il a achetés dans sa Galice natale; il vit à Lisbonne depuis quarante ans, n'est jamais allé ne serait-ce qu'à la place Rotunda, ni à aucun théâtre, et il n'a été qu'une fois au cirque du "Coliseu" - clowns traînant dans les débris intérieurs de sa vie. Il s'est marié, je ne sais ni pourquoi ni comment, a quatre fils et une fille - et son sourire, lorsqu'il se penche derrière son comptoir, dans la direction où je me trouve, exprime une grande, une heureuse et solennelle satisfaction. Il n'y a là rien d'affecté de sa part - et il n'a aucune raison non plus d'affecter quoi que ce soit. S'il se sent heureux, c'est qu'il l'est vraiment. 

Et le vieil employé qui me sert, et qui vient de déposer devant moi ce qui doit être le millionième café d'une vie passée à poser des cafés sur des tables? Il a la même existence que le cuisinier, avec pour seule différence les quatre ou cinq mètres qui séparent la localisation de l'un dans sa cuisine de la localisation de l'autre dans la salle de restaurant. Pour le reste, il n'a que deux enfants, va un peu plus souvent en Galice, a vu un peu plus de Lisbonne que l'autre, connaît Porto, où il a vécu pendant quatre ans, et se trouve tout aussi heureux. 

Je contemple avec une stupeur effarée le panorama de ces existences, et je découvre, au moment où je vais éprouver horreur, peine et révolte devant des vies pareilles, que si quelqu'un n'éprouve ni horreur, ni peine, ni révolte, ce sont les intéressés eux-mêmes, qui auraient tous les premiers le droit de les éprouver, ce sont ceux-là mêmes qui vivent ces vies. C'est là l'erreur centrale de l'imagination littéraire: supposer que les autres sont nous-mêmes, et doivent sentir comme nous. Mais, heureusement pour l'humanité, chaque homme n'est que lui-même, et il n'est donné qu'au seul génie la faculté d'être quelques autres de surcroît. 

Toute chose, à bien y regarder, est donnée en proportion de celui qui la reçoit. Un petit incident de rue, qui fait courir à la porte le cuisinier de ce restaurant, le distrait plus que ne me distraient, moi, la méditation de l'idée la plus originale, la lecture du meilleur livre, le plus délicieux de mes rêves inutiles. Et si la vie est essentiellement monotone, le fait est que ce cuisinier a échappé à la monotonie bien mieux que je ne le fais. Et il lui échappe beaucoup plus facilement aussi. La vérité ne se trouve ni de son côté ni du mien, car elle n'est du côté de personne; le bonheur, en revanche, est sans conteste de son côté à lui. 

Sage est celui qui monotonise la vie, car le plus petit incident acquiert alors la faculté d'émerveiller. Le chasseur de lions ne connaît plus d'aventure après son troisième lion. Pour ce cuisinier monotone, une bagarre en pleine rue a toute la saveur d'une modeste apocalypse. Si l'on n'est jamais sorti de Lisbonne, on voyage jusqu'à l'infini en prenant l'autobus de Benfica, et si quelque jour on pousse jusqu'à Sintra, on a l'impression d'avoir voyagé jusqu'à la planète Mars. Le globe-trotter qui a parcouru la terre entière ne trouve plus de nouveauté au-delà de cinq mille kilomètres: il ne fait plus que trouver des choses nouvelles; à chaque fois la nouveauté, oui, cette vieillerie de l'éternellement nouveau - mais le concept abstrait de nouveauté est resté au fond de la mer, dès la deuxième nouveauté rencontrée en chemin. 

Un homme doté de la véritable sagesse peut savourer le spectacle du monde entier en restant assis sur sa chaise, sans même savoir lire, sans parler à quiconque, rien que par l'usage de ses sens et grâce à une âme ignorant ce que c'est que d'être triste. 

Monotoniser la vie, pour qu'elle ne soit jamais monotone. Rendre anodin le quotidien, pour que la plus petite chose nous devienne une distraction. Au beau milieu de mon travail journalier - toujours semblable à lui-même, terne et inutile - je vois surgir brusquement l'évasion: vestiges rêvés d'îles lointaines, fêtes dans des parcs des anciens temps, d'autres paysages, d'autres sentiments, un autre moi. Mais je reconnais, entre deux écritures portées sur mon registre, que si j'avais tout cela, rien de tout cela ne m'appartiendrait. Mieux vaut, en définitive, le patron Vasques que les Rois de Songe: mieux vaut, tout compte fait, le bureau de la Rua dos Douradores que des allées se déroulant au fond de parcs impossibles. Disposant du patron Vasques, je peux savourer le songe des Rois de Songe; disposant du bureau de la Rua dos Douradores, je peux savourer la vision intérieure de paysages qui n'existent pas. Mais si j'avais les Rois de Songe, que me resterait-il comme songe? Si je possédais mes paysages impossibles, que me resterait-il d'impossible? 

La monotonie, la morne identité des jours succédant aux jours, la différence absolument nulle entre hier et aujourd'hui - que tout cela me reste acquis pour toujours, avec l'âme suffisamment éveillée pour prendre plaisir à cette mouche qui me distrait, en passant par hasard devant mes yeux, à ces éclats de rire qui montent, capricieux, de la rue à peine visible, à l'immense libération que j'éprouve à l'heure de la fermeture, au repos infini que me procure un jour de congé. 

Je peux m'imaginer être tout, parce que je ne suis rien. Si j'étais quoi que ce soit, je ne pourrais plus rien imaginer. L'aide-comptable peut bien se rêver empereur romain; le roi d'Angleterre ne le peut pas, parce que le roi d'Angleterre se voit priver, dans ses rêves, d'être un autre roi que celui qu'il est. Sa propre réalité ne le laisse plus ni sentir ni exister. 


Ne pas débarquer ne connaît nul quai où débarquer. Ne jamais arriver implique de n'arriver jamais. 

La côte mène jusqu'au moulin, certes, mais l'effort ne nous mène à rien. 

C'était par un de ces après-midi d'automne où le ciel offre une chaleur froide et morte, où des nuages étouffent la lumière sous des couvertures de lenteur. 

Le Destin ne m'a donné que deux choses: des registres d'aide-comptable et le don du rêve. » 

Bernardo Soarès - Fernando Pessoa

Le Livre de l’Intranquillité