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Sybille de Bollardière

Une autre vie

18 Décembre 2023, 09:23am

Publié par Sybille de Bollardière

Tout a commencé par une autre vie que la mienne
Un soir sans sommeil, la révélation de ne pas être soi
La petite fille couchée dans les draps, ni tout à fait cette autre
Plus âgée, gardienne libre et sauvage d’un présent immatériel
Cet autre moi dont je ressens chaque pensée, chaque geste

Je n'ai pas cinq ans et soudain je ne sais plus d'où je viens
Je vis chaque soir mon ubiquité entre deux mondes
Un temps, j'ai pensé qu'il me suffirait de fermer les paupières
D'invoquer dans le noir le grand Intermittent des prières
Qui lui, doit bien savoir
Comment retourner d'où je suis
Comment retrouver le livre des nuits anciennes
Ma mémoire enfouie
Revenir là où tout a commencé, les hautes terres
L'horizon d'un ailleurs disparu sous l'éclat de la lune 
Un pays, un mystère
Dont chaque paysage me revient le soir, mais pas seulement
Des voix dans la nuit des temps, une langue des origines
Celle que je reconnaîtrais, j'en suis certaine
Si je l'entendais à nouveau

J'ai vécu toute une enfance entre les affleurements d'une conscience antérieure
Parfois parallèle
Et mon existence ordinaire, consignée dans la chambre au fond du couloir
Je me suis créé un monde nouveau pour accueillir une vie dupliquée
Une autre naissance à l’Est, il y a longtemps
Dans la tribu nomade d’une haute vallée désertique

Entre deux campements de fortune
Nous naviguions sur une terre de Sienne
Dans une roulotte de peau tirée par deux chevaux noirs
Le patriarche nous guidait, parlait peu
Sans un regard pour le paysage sillonné de nos illusions
D’une main tenant les rênes, de l’autre, l’horizon

Attentive au seul balancement de mes jambes au​-​dessus du vide 
Je surveillais le travail incessant des roues sur la terre desséchée
L'ombre des chevaux sur la plaine où le temps des nuits approchait
Parfois dans le ciel, la signature d’un échassier sonnait l'alarme
Anonymes et furieux, ils ont pillé mes nuits citadines
Partagé mon sommeil entre le pays du haut
Et la chambre au bout du couloir
Nous avons été heureux, je le sais
J’en garde la passion sous la peau, les os
Leurs cris, mon rire e​t leurs voix dans le noir
Une seule chose m’a manqué 
Le nom qu’il​s​ me donnaient

Un soir d’incendie, j'avais dix ans, je les ai perdus
Je n’ai rien oublié des couleurs
Du rouge des murs à l’ocre des montagnes
Je me souviens de l’odeur du vent et de la pierre sur la plainte des chemins 
Ils m’ont laissé ce rêve barbare où, seule face aux ténèbres en feu 
Je me levais avec deux bras d’homme munis de mains droites
L’horreur masquait la poussière d’une route 
Où je me tenais accroupie dans ma peur 
J’ai fui
Plus tard, je me suis souvenue de nos silhouettes dans l’ombre 
Notre crainte d’être pris
Le silence rompu par le claquement des dents
Ne me reste​nt​ qu’un cri et leurs dos aveugles dans ma fuite

J’ai aimé ce qu’ils ont fait de moi
Un jour, un soir, j'ai croisé d’autres routes
Nous avons pillé nos destins, fatigué nos espoirs
Et puis, bien plus tard, je l’ai rencontré lui
Comme un frère silencieux 
Ma part d’homme, je la lui dois
Aussi
Nous avons été l’un et l’autre, chacun à notre façon
Réfugiés de l'ailleurs dans nos peaux respectives
Suspendus dans l’attente et probablement aussi dans nos rêves
Le temps de s’aimer, le temps de se perdre
D'écrire aussi
Et maintenant le poème

Poème extrait d'Obsidienne (A paraître)