La langue retrouvée - atelier de septembre
Un atelier en septembre, en petit comité pour devancer la rentrée. Un atelier au jardin où il fut question de langue, de celle qu’on entend enfant, de celle qu’on parle adulte ou de cette autre qu’on étudie, jusqu’à celle qu’on découvre au hasard d’un voyage ou d’une rencontre et dans laquelle on tente de s’installer quelque temps. Et puis il y a la langue d’écriture à qui l’on appartient corps et âme, cet autre soi qui raconte des semblants de vie ou la vraie vie, cette langue qui récupère, traduit, déshabille. Peut-il y avoir une langue pour vivre, chérir et aimer et une autre pour souffrir, se souvenir ? Certains, dont je fais partie, n’ont à faire dans leur vie, qu’à deux, voire une seule langue. Ce ne fut pas le cas d’Elias Canetti.
« Entre eux, mes parents parlaient allemand et j’étais censé ne pas comprendre ce qu’ils se disaient. Quand ils s’adressaient à nous autres, les enfants, voire aux gens de la famille ou aux amis, ils s’exprimaient en espagnol. La langue usuelle c’était cet espagnol quelque peu archaïque que j’entendrai encore bien plus tard et que je n’ai jamais désappris, contrairement au bulgare que j’ai oublié très vite, ayant quitté la Bulgarie à six ans sans y être jamais été à l’école. Toutes les scènes de la vie se jouaient en espagnol ou en bulgare au cours de ces premières années. Elles se traduiraient d’elles-mêmes en allemand plus tard. Seuls certains faits particulièrement dramatiques - l’abomination de la désolation pour ainsi dire, par exemple les grandes frayeurs - demeureraient gravés dans ma tête en espagnol, mais ceux-là, jusque dans les moindres détails et à tout jamais. Le reste, donc presque tout, notamment tout ce qui est bulgare, les contes par exemple, c’est en allemand que je m’en souviens.
Je serai incapable de dire comment cela s’est passé exactement. Je ne sais pas à quel moment, à quelle occasion ceci ou cela s’est traduit. Je n’ai jamais voulu explorer la question, craignant peut-être de détruire, par une investigation méthodique et strictement réglée, ce qu’il y a de plus précieux dans mon souvenir. Il est une chose, cependant, que je peux dire avec certitude : les événements remontants à ces années –là ont conservé toute leur force, toute leur fraîcheur dans mon esprit – je m’en suis nourri pendant plus de soixante années. Cependant ils sont liés à des mots que je ne connaissais pas à l’époque. Ces mots me viennent aujourd’hui tout naturellement, je n’ai absolument pas l’impression de changer ou de déformer quoi que ce soit. Ce n’est pas comme la traduction d’une œuvre littéraire d’une langue dans une autre, c’est une traduction qui s’est opérée toute seule, dans l’inconscient… »
Extrait d’Histoire d’une jeunesse La langue sauvée – Elias Canetti Albin- Michel -1980
NB : Elias Canetti (1905-1994) a parlé également l’anglais et ce turc un peu particulier des rives du Bosphore au début du XXème siècle. Juif sépharade, né en Bulgarie, citoyen Britannique, résident Suisse, c’est un écrivain de langue allemande…
Qu’elle soit différente ou non de notre langue maternelle, la langue d’écriture est une terre d’asile particulière à chacun. Les rapports étroits que l’on entretien avec elle, ne sont pas dénués d’ambigüité et de souffrance, mais elle nous rejoint toujours au cœur de ce que nous sommes. Ecrire c’est rassembler tous les êtres différents que nous avons été, ceux que nous avons imaginé comme celui que nous devenons en les écrivant.