C’est encore l’hiver là-haut sur les plateaux
Où le sang jaune des sillons sèche sous le vent des corbeaux
Mais si peu ici,
Dans la vallée où le temps s’enivre de bleu
Alors pour oublier l’attente et le ciel froissé des pluies
Je délaisse, papier, crayons, clavier et fiction
Pour la lumière des chemins
Une journée comme en repos de soi
Avec des mots de tous les jours
De lisières, de bois, d’écorce ou de sable
Des mots de rien, du quotidien, même pas d’amour
Mais plus que ça et je le sais bien
Après la route, la pluie, les phares aveuglants
Et sur l’écran des nuits, les mots d’un inconnu
Aigus, précis, des mots en musique
Qui prolongent je ne sais quel temps
Que l'on devine commun
Le temps du héron, de l'eau et des silhouettes disparues
De mémoire, je redessine les plaines
Leurs couronnes de vanneaux huppés
Et mes souvenirs de muse ordinaire
De celles que l’on couche en bas de page
Sans autre honneur que quelques vers
Dans la chambre sous les toits
Ouverte aux combles des nuits
Les brouillons d’amour s’offraient des paradis bleu marine
Une page d’illusions parfois
De celles que l’on se lit glacés au petit matin
Dans le souvenir des corps et l’envie des mots
Tout a commencé par une autre vie que la mienne
Un soir sans sommeil, la révélation de ne pas être soi
La petite fille couchée dans les draps, ni tout à fait cette autre
Plus âgée, gardienne libre et sauvage d’un présent immatériel
Cet autre moi dont je ressens chaque pensée, chaque geste
Je n'ai pas cinq ans et soudain je ne sais plus d'où je viens
Je vis chaque soir mon ubiquité entre deux mondes
Un temps, j'ai pensé qu'il me suffirait de fermer les paupières
D'invoquer dans le noir le grand Intermittent des prières
Qui lui, doit bien savoir
Comment retourner d'où je suis
Comment retrouver le livre des nuits anciennes
Ma mémoire enfouie
Revenir là où tout a commencé, les hautes terres
L'horizon d'un ailleurs disparu sous l'éclat de la lune
Un pays, un mystère
Dont chaque paysage me revient le soir, mais pas seulement
Des voix dans la nuit des temps, une langue des origines
Celle que je reconnaîtrais, j'en suis certaine
Si je l'entendais à nouveau
J'ai vécu toute une enfance entre les affleurements d'une conscience antérieure
Parfois parallèle
Et mon existence ordinaire, consignée dans la chambre au fond du couloir
Je me suis créé un monde nouveau pour accueillir une vie dupliquée
Une autre naissance à l’Est, il y a longtemps
Dans la tribu nomade d’une haute vallée désertique
Entre deux campements de fortune
Nous naviguions sur une terre de Sienne
Dans une roulotte de peau tirée par deux chevaux noirs
Le patriarche nous guidait, parlait peu
Sans un regard pour le paysage sillonné de nos illusions
D’une main tenant les rênes, de l’autre, l’horizon
Attentive au seul balancement de mes jambes au-dessus du vide
Je surveillais le travail incessant des roues sur la terre desséchée
L'ombre des chevaux sur la plaine où le temps des nuits approchait
Parfois dans le ciel, la signature d’un échassier sonnait l'alarme
Anonymes et furieux, ils ont pillé mes nuits citadines
Partagé mon sommeil entre le pays du haut
Et la chambre au bout du couloir
Nous avons été heureux, je le sais
J’en garde la passion sous la peau, les os
Leurs cris, mon rire et leurs voix dans le noir
Une seule chose m’a manqué
Le nom qu’ils me donnaient
Un soir d’incendie, j'avais dix ans, je les ai perdus
Je n’ai rien oublié des couleurs
Du rouge des murs à l’ocre des montagnes
Je me souviens de l’odeur du vent et de la pierre sur la plainte des chemins
Ils m’ont laissé ce rêve barbare où, seule face aux ténèbres en feu
Je me levais avec deux bras d’homme munis de mains droites
L’horreur masquait la poussière d’une route
Où je me tenais accroupie dans ma peur
J’ai fui
Plus tard, je me suis souvenue de nos silhouettes dans l’ombre
Notre crainte d’être pris
Le silence rompu par le claquement des dents
Ne me restent qu’un cri et leurs dos aveugles dans ma fuite
J’ai aimé ce qu’ils ont fait de moi
Un jour, un soir, j'ai croisé d’autres routes
Nous avons pillé nos destins, fatigué nos espoirs
Et puis, bien plus tard, je l’ai rencontré lui
Comme un frère silencieux
Ma part d’homme, je la lui dois
Aussi
Nous avons été l’un et l’autre, chacun à notre façon
Réfugiés de l'ailleurs dans nos peaux respectives
Suspendus dans l’attente et probablement aussi dans nos rêves
Le temps de s’aimer, le temps de se perdre
D'écrire aussi
Et maintenant le poème
Doet a enfilé son imperméable jauneet marche devant moi dans le matin d'octobreJe la rejoinsl'absence de mots accompagne nos paset cette ombre sur la mer qui dessine les îlesElle sait déjà tout de notre disgrâcen'ignore rien de ce qui nous attendexil horizontal sous les vertigesde l'hémisphère nordDoet m’offre son sourire blesséet plus qu'une main posée,l'abri pour une nuit là, sous les toitsdans le bleu et boisen contrebas de la mer si calme ce jour-là.J'ai aimé marcher près d'elleBuissons d'oiseaux sous le dais gris du cielqui se levaient à notre approcheet cette nuit là et toutes les nuitsquand je me cherche un autre nomje la revoieDoet avance et me souritAvec son cœur de mèreComme un rempart jaune contre l'oubli.
Octobre 2015