Parler de ma mère, c’est parler de moi, du plus intime de moi et même d’un avant moi, d'un avant soi. J’ai gardé de cet avant le sentiment très fort qu’il avait été heureux, la nostalgie d'une intimité liquide et d’un bonheur muet et partagé. Je devais me sentir bien et paisible car j’ai beaucoup retardé le moment de naître. Trois semaines à ce qu’il parait, un long bébé de près de 5 kg avec des yeux ouverts, des ongles et plein de cheveux. Je suis née juste un an après la mort d’une petite fille de deux mois. Ma mère n’a pas souffert. Je suis un bébé sage et en bonne santé mais très vite ma mère n’est plus vraiment heureuse, c’est déjà une femme trompée et bafouée. Si elle ne redoute ni la douleur, ni la solitude, elle craint le scandale et pour ne pas décevoir sa propre mère, elle va choisir de se taire, d’avoir d’autres enfants et de me confier justement à cette grand-mère qui prendra une place si importante.
Je suis une femme entre deux mères qui n’a trouvé la paix qu’en devenant mère elle-même. Ce bonheur à l’abri des miens m’a permis d’avoir un autre regard sur mon enfance et des années noires dont je ne parlerai pas. Il n’y plus de témoin et y a-t-il jamais eu un coupable ?
Aujourd’hui ma mère est âgée et nous nous rapprochons de cette intimité animale de nos débuts dans les regards, plus que dans les gestes. Nous nous sommes aimées sur le tard, trop tard pour les câlins mais j’ai pris son parti et le mien aussi. Elle est et a toujours été par mon choix délibéré, mon père et ma mère à la fois, ou plutôt une sœur aînée sur laquelle j’ai veillé. En échange ou peut-être par négligence, elle m’a offert la liberté. Je crois que, peu maternelle, elle en avait besoin pour elle-même. Je l’ai regardée aimer et elle m’a observée avec curiosité « pousser comme une plante sauvage ». C’était son unique principe d’éducation.
Un jour, je n’avais pas quinze ans, elle découvrit un de mes poèmes. Pour elle qui avait toujours rêvé d’écrire, ce fût comme une révélation, une frontière venait de s’effacer entre nous. Je me souviens de son regard, de ses mots aussi « C’est toi qui a écrit ça ? »Le poème s’intitulait « Solitude de l’amour » J’ai compris ce soir là que je venais de faire quelque chose d’important. J’ai vu que ma mère me voyait comme elle ne m’avait jamais vue. Nous avons partagé en confidence ses amours, ses déceptions et parfois la musique qui les accompagnait : Wagner, Schumann, Mozart, Ravel, Poulenc. Des livres aussi, certains dédicacés par elle pour que je puisse les lire en pension : Stendhal, Radiguet, Montherlant, Sagan, et même le sulfureux D.H. Lawrence avec « L’amant de Lady Chatterley.
Les années ont passé, les enfants ne pleurent plus que dans nos rêves et quand je lui téléphone ou m’assieds au pied de son lit pour nos messes basses matinales, nous parlons de l’été qui tarde et des hivers trop longs, de musique encore et de livres toujours. Celle qui fut autrefois belle et lapidaire dans ses jugements, se contente de ses souvenirs, d’un regard sur son jardin quand elle n’affronte pas les douleurs d’un corps défait, meurtri, presqu’immobile. J’ai commencé à parler d’elle au passé en sa présence. D’un futur qui ne lui appartiendrait pas, qu’elle ne lirait pas. Alors ma mère me souffle sa mémoire, la mélange à ma vie en toute lucidité pour qu’amnésique, j’écrive le livre qu’elle n’a jamais commencé.
Texte publié en Juillet 2012 sur le site de Mathieu Simonet "La Maternité"